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advenir le prophétisme dans une religion panthéiste ? On le devine aisément. Nous avons vu que l’unité supputée émane de l’unité primitive ; comme, les autres hommes, comme l’univers, le prophète est une émanation de la nature divine, mais une émanation excellente et supérieure, qui, restant en communication constante avec son origine, constitue un intermédiaire entre Dieu et l’univers ; c’est un souffle de la bouche de Dieu, qui n’est pas actuellement Dieu, mais qui vient de lui et retourne à lui plus rapidement que les autres êtres. Quels sont les rapports des prophètes entre eux ? Nous sommes fondés à croire qu’ils ne présentent aucune différence de nature, et même qu’ils ne forment en réalité qu’une seule et même essence ; mais nous devons reconnaître qu’une grande différence les sépare quant au rôle qu’ils ont à remplir. Les prophètes primitifs, venant agir sur une nature humaine endormie, paralysée dans sa chute, n’ont eu pour mission que de la réveiller dans la mesure du possible ; leur rôle a été purement préparatoire. Ils ont dû se borner à annoncer les vérités les plus simples et à prescrire les règles les plus nécessaires. L’humanité ayant ouvert les yeux et fait les premiers pas, les révélations primitives devinrent insuffisantes. À la loi de Moïse succéda l’enseignement de Jésus. Après Jésus parut Mahomet, qui fut le promoteur d’un nouveau progrès. Avec le Bab, la révélation est entrée dans une phase nouvelle. D’une part, prenant conscience de son développement historique et étendant la loi du progrès religieux à l’avenir comme au passé, elle n’entend pas laisser croire à l’humanité que le babysme soit le terme de ce progrès. Comme le mahométisme, le christianisme, le mosaïsme, le babysme n’a qu’une valeur relative et provisoire ; il ne s’en reconnaît pas d’autre. D’autre part, et il faut noter ce fait curieux, la prophétie babyste ne se renferme pas dans un homme, n’est pas individuelle comme les précédentes.

Nous avons vu que, pour les babys, le nombre 19 était le nombre divin, ou, comme ils disent, le nombre de l’unité. Dans ce nombre 19 donné par le mot ahyy (celui qui donne la vie), on a pu remarquer le rôle tout spécial de la lettre a = 1 ; cette lettre qui donne au mot auquel elle est ajoutée une valeur active, la valeur d’un nom d’agent, porte le nom de point. Le point est en chaque chose le principe d’unité et de réalité, le centre ou le sommet de l’être ; en Dieu, c’est l’élément mystérieux, qui fait précisément que Dieu est Dieu ; cet élément échappe à notre intelligence parce qu’il échappe à l’analyse. De même que l’unité divine est composée de 19 énergies, l’organe de la révélation babyste est constitué par 19 personnes ; le Bab n’est pas à lui seul cet organe, il est le point de l’unité prophétique, laquelle est une représentation ou plutôt une incarnation complète de l’unité divine. Ajoutons que cette représentation, cette incarnation est permanente. Chaque nombre du groupe prophétique possède une double nature, une nature humaine et mortelle, une nature immortelle et divine. L’homme meurt en lui, mais le souffle divin qui l’anime passe dans une autre personne, de sorte qu’il n’y a jamais de vide dans l’unité, ni d’interruption dans l’action qu’elle exerce. Comme l’organe de la révélation babyste, le livre par excellence de cette révélation, le Biyan, doit nécessairement être constitué sur le nombre divin, c’est-à-dire sur le nombre 19. Il est donc composé, en principe, de 19 unités ou divisions principales, qui, à leur tour, se subdivisent chacune en 19 paragraphes. Mais le Bab a marqué lui-même le caractère provisoire et incomplet do son œuvre en n’écrivant que 11 de ces unités ou divisions principales ; il en reste 8 à écrire ; le livre n’est donc pas fermé, la doctrine n’a pas dit son dernier mot ; les droits de l’avenir sont réservés, la page blanche attend celui que Dieu manifestera, et dont le Bab n’est que le précurseur.

Ainsi, nous avons la perspective d’une révélation qui doit être le couronnement de l’édifice babyste. Cette révélation dernière, que doit suivre de près la fin des choses, les uns, les plus mystiques, la croient et l’espèrent prochaine, les autres, et ils deviendront de plus en plus nombreux, l’ajournent volontiers. Quelle sera cette fin des choses ? Les bons et les purs se réuniront à Dieu et vivront en lui, participant à toutes ses perfections, à toutes ses félicités, en un mot, ne feront qu’un avec lui. Quant aux méchants, ils seront anéantis, le néant seul étant le véritable terme du mal. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que la nature entière partage le sort de l’humanité : ce qui en elle est bon et pur retourne au grand foyer du bien, à l’essence divine, et ce qui est mauvais tombe dans le néant. Maintenant que nous avons exposé ce qu’on peut appeler la dogmatique du babysme, il nous reste à faire connaître sommairement le culte, la morale et l’organisation sociale que le Bab en a déduits.

D’abord, le nombre 19 étant celui de l’unité divine et de l’unité prophétique, doit être d’une application universelle ; il contient la loi naturelle, le type préétabli de toute collectivité, de toute classification, de toute organisation. « Organisez toutes choses, dit le Bab, d’après le nombre de l’unité, c’est-à-dire avec une division par 19 parties. » À cette condition seule, le monde sera placé dans des rapports normaux, dans des rapports d’harmonie avec le créateur, l’esprit et la matière seront affranchis de la forme arbitraire imposée jusqu’ici à leur activité. Donc, l’année aura 19 mois, le mois 19 jours, le jour 19 heures, l’heure 19 minutes ; le système entier des poids et des mesures sera soumis à la division par 19 ; le nom sacré triomphera dans toutes choses et réglera toutes les relations. Chaque collège de prêtres formera une unité semblable à l’unité prophétique, c’est-à-dire composée de 18 membres et d’un chef qui en sera le point. Il est inutile de faire remarquer que la constitution de l’unité prophétique, et l’établissement de collèges de prêtres à l’image de cette unité préparent une forte organisation sacerdotale, et par suite une société théocratique.

Un trait curieux et tout chaldéen du culte babyste, c’est la confiance entière et absolue que, d’après les prescriptions du Bab, les fidèles doivent mettre dans les talismans. En témoignage de cette confiance, chaque homme doit porter constamment sur soi une amulette en forme d’étoile, dont les rayons seront formés par des lignes contenant des noms de dieu ; chaque femme doit avoir, de son côté, une autre amulette, disposée d’une manière analogue, mais avec d autres noms et en forme de cercle. Cette consécration par le babysme de la science talismanique, condamnée par le monothéisme chrétien et musulman, a sa source dans la théorie babyste de la création et dans l’identité que cette théorie établit entre les nombres, les lettres, les sons et les énergies créatrices. « Il est clair, dit M. de Gobineau, que l’homme est amené naturellement, par cette conception, à mettre une confiance extrême dans le pouvoir qu’il possède de combiner aussi les nombres, de disposer des sons et des signes. »

Les autres caractères du culte babyste qui nous paraissent devoir être signalés sont : le luxe que le Bab prescrit de déployer dans les temples ; la réduction de la prière au minimum (Est abolie pour tous la prière, sinon une fois par mois, dit le Biyan) ; la négation de l’idée d’impureté légale, négation qui dépouille les ablutions de tout sens religieux et ne leur laisse qu’une valeur esthétique et hygiénique ; l’abolition de la kibla, c’est-à-dire l’interdiction de se tourner, comme les musulmans et les juifs, vers un point donné de l’horizon, lorsqu’on fait la prière (Partout où vous vous tournez, vous avez Dieu en face), La physionomie générale de la morale babyste est l’importance qu’elle attache au développement des affections douces, bienveillantes, de l’hospitalité, de la sociabilité et même de la politesse. On ne voit pas figurer la peine de mort au nombre des châtiments que le Bab autorise. Il y a plus, la torture et les coups sont formellement interdits par le Biyan. Est-ce dans le livre du Bat ou dans l’Évangile que nous lisons la prescription suivante : « En vérité, Dieu vous a défendu de recourir à la violence, quand même on vous frapperait d’un coup de la main sur l’épaule. » Dans le système des sanctions du babysme n’entrent que deux sortes de châtiments : 1º les amendes multipliées, suivant la gravité des faits, par le nombre mystique 19 ; 2º l’interdiction d’approcher des femmes pendant un nombre de jours ou de mois proportionné à la gravité du délit. Mais écoutons le Bab : « A celui qui contraint quelqu’un à voyager, quand même ce ne serait que d’un pas, ou qui entre dans la maison de quelqu’un avant d’en avoir obtenu la permission, ou qui voudrait tirer quelqu’un de sa demeure sans son consentement, ou qui prétendrait enlever quelque chose d’une maison sans droit, sa femme lui est interdite pour dix-neuf mois. » C’est l’inviolabilité de la personne et du domicile !

« Une violence est-elle commise sur quelqu’un, que celui qui en a connaissance et qui peut agir la réprime, quand bien même une année se serait écoulée depuis ; il faut que le coupable comparaisse et fasse réparation. S’il ne comparait pas, pouvant le faire, sa femme lui est interdite pendant dix-neuf jours, et elle ne lui sera permise de nouveau que lorsqu’il aura donné 19 miskals d’or ou d’argent, suivant ses moyens. Cette règle est prescrite afin que personne ne soit violenté sous la loi de l’exposition. » Précepte de solidarité !

« A celui qui met en prison quelqu’un, sa femme est interdite pour toujours ; si, malgré cela, il s’en approche, qu’il subisse une amende de dix-neuf fois 19 miskals d’or chaque mois pendant dix-neuf mois, qu’il soit rejeté de la loi au nom du saint, et que le retour à la foi ne soit plus jamais admis de sa part. » Plus de prison ! Inviolabilité absolue de la liberté ! Désarmement du pouvoir civil !

« A celui qui afflige quelqu’un avec intention en quelque chose, qu’il soit imposé une amende compensatoire de 19 miskals d’or ou d’argent, suivant ses moyens, à moins qu’il n’ait agi légalement et pour une cause juste. Quant à celui qui cause affliction par inadvertance, qu’il demande pardon à Dieu, son Seigneur, dix-neuf fois.

» Ne portez pas des instruments de guerre entre vous, et ne vous affublez pas d’un costume qui fasse peur aux enfants.

» Dans l’espace de dix-neuf jours soyez l’hôte de dix-neuf personnes, quand même vous n’auriez que de l’eau à leur donner, et si vous ne pouvez avoir plus d’un convive à la fois menez-le cependant chez vous. »

« Il vous est défendu dans votre loi de jeter les yeux sur les papiers des autres, à moins qu’ils ne le permettent. » Précepte de discrétion ! Inviolabilité du secret des lettres !

« Il vous est prescrit de faire réponse à celui qui vous parle et vous interpelle sur oui ou non. »

» A celui qui vous écrit sur du papier, vous devez répondre également sur du papier, et dans la même langue, à moins que vous ne soyez dans l’impossibilité de le faire ; dans ce cas il vous est permis d’employer un autre moyen,

» Celui qui renvoie un message écrit ou le déchire, ou qui, pouvant faire parvenir une lettre destinée à quelqu’un, n’en fait rien, ne sera jamais au nombre des serviteurs de Dieu. » Préceptes de politesse et de serviabilité.

Le babysme fait de l’aumône une obligation étroite. « En vérité, ô riches ! dit le Bab, vous, tous tant que vous êtes, vous êtes les préposés de Dieu ; soyez attentifs à la fortune de Dieu qui est entre vos mains, et enrichissez les pauvres de la part de votre Seigneur. » En cela rien d’original ; nous retrouvons cette conception théocratique et égalitaire des devoirs et des responsabilités de la propriété dans le judaïsme, dans le christianisme et dans le mahométisme. Mais quelque chose de particulier à la religion nouvelle, et qui tranche avec les notions les plus répandues parmi les asiatiques, c’est l’interdiction de la mendicité. « Il n’est pas permis de mendier dans les bazars, et il est défendu de donner à celui qui demande. » Est-ce un emprunt fait à l’administration de l’Europe ? On peut le croire. Cependant il faut dire que l’interdiction de la mendicité, sort très-naturellement de la doctrine du Bab. Rien dans cette doctrine ne rappelle les idées chrétiennes do pénitence et de mortification, de renoncement aux biens et à la gloire de ce monde, d’abstinence, d’amour de la pauvreté et de la souffrance, de mépris de la chair. Le babysme n’a rien d’ascétique ; il tient le travail, le commerce et le bien-être en haute estime ; il n’a pas les rêves tristes et sombres ; il ne connaît pas la mélancolie de l’âme désenchantée soupirant après la patrie céleste ; la vie terrestre ne lui apparaît pas comme une vallée de larmes ; le luxe, le plaisir et la joie, comme un démon tentateur ; il n’a que sympathie pour la nature et pour l’art. Qu’y a-t-il, par exemple, de moins chrétien, et aussi de moins bouddhiste, que les curieuses recommandations faites par le Bab à ses fidèles, d’aimer et de rechercher les riches vêtements, les étoffes de soie et d’or, les broderies, les pierres précieuses, les joyaux ? C’est surtout au jour de leur mariage que les babys doivent s’entourer de tout l’éclat possible pour célébrer leur bonheur. « Habillez-vous de vêtements de soie au jour de vos noces, et, si vos moyens vous le permettent, n’en portez pas d’autres. » Ne croirait-on pas entendre Goethe invitant les hommes à jouir des dons de la vie, qui est divine, et leur disant : « Les sens sont aussi un guide pour vous ; si votre raison se tient éveillée, ils ne vous montreront pas d’erreurs ; d’un vif regard observez avec joie, et d’un pas assuré et modeste marchez à travers les plaines de ce monde comblé de riches dons. »

Si le Bab proclame la jouissance légitime, il n’entend pas que le fidèle demande à l’ivresse le sommeil de la pensée et de la volonté : « Ne prenez pas, dit-il, de drogues enivrantes, ni arack, ni opium ; n’en vendez point, n’en achetez point. » Artiste et délicat, il s’attache à prescrire les soins de propreté les plus minutieux ; il fait passer ces soins avant la prière ; il veut que l’on cultive la forme et la beauté du corps, au nom de Dieu, maître de la beauté et de la forme. Dans ce but, il défend de s’asseoir à terre et il ordonne de raser la barbe, deux choses inouïes jusque-là en Orient : « Rasez les poils de vos visages, certainement vous en deviendrez plus beaux. » Du reste, cette sorte de culte esthétique que chaque baby doit à sa personne, ne s’accompagne nullement de l’idée d’impureté telle qu’elle existe en d’autres religions. Rien dans la nature, aux yeux du Bab, n’est impur et méprisable. « La semence des êtres animés est pure, dit-il ; là est le principe de l’être qui adore Dieu ; mais, en vérité, embellissez vos corps. »

Fourier a dit : « On peut juger de la civilisation d’un peuple par le degré d’influence dont y jouissent les femmes. » On peut juger, dirons-nous, de la portée, de la valeur d’une doctrine religieuse et sociale par la place qu’elle fait aux femmes dans la société et dans la famille. Considéré à ce point de vue, le babysme apparaît comme un des événements les plus importants de l’histoire contemporaine de l’Asie.

Ce n’est pas en vain qu’une femme a été un des plus puissants apôtres, un des plus courageux martyrs de la religion nouvelle ; en Gourret-oul-Ayn, l’éloquente et la belle, tout le sexe féminin se trouve affranchi, ennobli, glorifié. Etouffée, réduite à l’état de chose par l’islamisme, la femme d’Asie aura désormais une personnalité. Et d’abord, une place lui est donnée à côté de l’homme, au faîte de la puissance sacerdotale : parmi les dix-neuf membres de l’unité prophétique, il doit toujours y avoir une femme. Voilà l’égalité des sexes consacrée par la participation de la femme au sacerdoce et à l’autorité. Voyez maintenant les conséquences. Plus de harem, plus de voile : « Tout baby est autorisé à voir toutes les femmes, à leur parler, à être vu d’elles. » La femme n’est plus exclue de la vie sociale par le despotisme de la jalousie et de la volupté ; elle peut porter librement son cœur et montrer sa beauté partout où bon lui semble ; elle n’était qu’un moyen pour l’homme, moyen de plaisir ou de génération, elle devient, comme dirait Kant, une fin en soi ; elle n’était que génératrice, elle devient véritablement mère. « En vérité, dit le Bab, vous, femmes, vous avez été créées pour vous-mêmes et pour vos enfants. » La maternité ainsi relevée r (lignifiée, entraîne une révolution dans le système des rapports des sexes. Le Bab repousse le célibat ; il voit dans le mariage une dette que chacun doit payer à l’avenir. « Il est nécessaire pour tous les êtres, dit-il, qu’il reste de leur existence une existence. » Mais ce but physiologique n’est pas tout : le mariage constitue la famille, c’est-à-dire un ensemble do rapports moraux et juridiques permanents. Les parents ont des devoirs envers leurs enfants, les enfants des devoirs envers leurs parents. Écoutez ce précepte plus beau, plus complet que le quatrième commandement du décalogue : « Dieu a prescrit à vos pères et mères de vous entretenir depuis votre naissance jusqu’à la dix-neuvième année d’une façon complète ; et vous, à votre tour, vous devez les entretenir jusqu’à la fin de leur vie, dans le cas où ils ne pourraient le faire. » Cet ensemble de rapports et de devoirs, en dehors duquel il n’y a pas de famille, est incompatible avec la polygamie simultanée ou successive. Aussi la monogamie est-elle l’idéal du babysme. Le divorce est formellement prohibé ; il est défendu d’avoir des concubines ; le Bab, il est vrai, a fait une concession au milieu musulman, en permettant deux femmes légitimes ; mais ses successeurs regardent comme mauvais d’user de la tolérance qu’il a montrée à cet égard.

On voit à queue distance le babysme se place du mahométisme et quel immense progrès moral il promet à l’Asie. La condition sociale des femmes devient, on peut dire, européenne. Le Biyan est plein de passages qui témoignent de l’affectueuse sollicitude qu’elles inspiraient au Bab ; il les dispense de ce qu’il y a de fatigant dans les pratiques pieuses ; il leur fait la dévotion aisée. Qu’elles soient belles et mères, voilà, pour ainsi dire, toute leur fonction religieuse. En parlant de la fiancée, il dit poétiquement : « Ornez votre ornement ! Glorifiez votre gloire ! »

« L’amour des enfants, a dit Proudhon, sied au missionnaire de la régénération. » Plein d’affection pour les femmes, le Bab a pour les enfants une tendresse vraiment évangélique ; il trouve, en parlant d’eux, des paroles qui rappellent celles de Jésus : « Laissez venir à moi les petits enfants. » Dans sa prison, il se souvint des douleurs de son jeune âge, lorsque, obligé d’aller à l’école, il avait souffert des mauvais traitements de son maître. Aussi a-t-il mis le nom de ce maître, avec un reproche détourné, dans ce passage touchant du Biyan où il fait parler un petit écolier : « En vérité, ô Mohammed, ô mon maître, ne me frappe pas jusqu’à ce que je sois arrivé à l’âge de cinq ans, lors même qu’il ne s’en faudrait que d’un clin d’œil que j’eusse atteint cette limite. Au delà de cinq ans, si tu veux me frapper, ne me donne pas plus de cinq coups ; et fais en sorte que, entre la peau qui les reçoit et la main ou la verge qui les donne, il y ait une couverture. »

Un point intéressant à noter, c’est que le Bab ne stipule rien relativement au gouvernement proprement dit ; il ne s’en occupe pas ; il semble qu’un tel sujet lui paraisse indigne de son attention. « Une telle façon de sentir et d’apprécier les choses de la vie, dit M. de Gobineau, est un signe auquel on peut reconnaître sûrement les sociétés vieillies. On le rencontre dans toute l’Asie, à une époque déjà bien ancienne ; la Rome impériale suggère une semblable disposition de pensée à ses philosophes et à ses poètes, et, de nos jours, nous voyons les partis avancés penser à peu près la même chose et le dire… Au rebours des sociétés jeunes et vivaces, où nul homme ne conçoit un plus bel emploi de sa fortune ou de ses talents, de son influence ou de sa bravoure, que de l’employer à la chose publique… les babys, raisonnant comme les économistes européens, imaginent une organisation politique disposée de manière à donner la plus grande somme possible de tranquillité, de sécurité et de bien-être. » Ces réflexions et ces comparaisons de M. de Gobineau ne nous paraissent pas rendre compte, d’une manière sérieuse, de l’indifférence politique des babys. On ne voit nullement d’abord que les partis avancés et les économistes de l’Europe se désintéressent du rôle de l’État, des attributions qu’il convient de lui accorder, des limites que son action doit s’imposer, de la forme gouvernementale qu’il doit prendre ; il est vrai qu’en Europe la tendance est de donner de plus en plus à la politique un but individualiste, but qui contraste avec celui qu’elle poursuivait dans les cités antiques, et qui établit une grande différence entre la république d’Athènes, par exemple, et celle des États-Unis ; mais de ce que le but de la politique a changé, il ne suit nullement que la politique soit devenue un objet secondaire des préoccupations. La vérité est que l’indifférence politique des babys est un tait essentiellement asiatique. L’Asie n’a jamais fait de politique proprement dite, parce qu’elle n’a jamais conçu, en dehors de la religion, de la forme religieuse des sociétés, que le pur despotisme, parce que la pensée des asiatiques est complètement étrangère