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C’eut le maître prudent qui doit rompre le moule ;

Mais lorsque en flots brûlants l’airain s’échappe et

Quand sa puissance même a rejeté ses fers, [roule,

11 mugit et, semblable aux laves des enfers,

Du sa captivité court punir ses rivages.

Tel le flot populaire étend ses longs ravages.

Ah ! malheur lorsqu’au sein des États menacés

Des germes factieux fermentent amassés,

Et que le peuple, un jour, las de sa longue enfance.

S’empare horriblement de sa propre défense !

Aux cordes de la cloche, alors, en rugissant.

Se suspend la révolte, ivre et rouge de sang ;

L’airain qu’au Dieu de paix la piété consacre,

Sonne un affreux signât de guerre et de massacre ;

Un cri de toutes parts s’élève : Égalité !

Liberté !... Chacun s’arme ou fuit épouvanté.

La ville se remplit ; hurlant des chants infâmes.

Des troupes d’assassins la parcourent ; les femmes,

Avec les dents du tigre, insultent sans pitié

Le cœur de l’ennemi déjà mort à moitié.

Et du rire d’un monstre avec l’horreur se jouent.

De. l’ordre social les liens Be dénouent ;

Les gens de bien font place à la rébellion.

Certes, il estdangeureux d’éveiller le lion,

La serre du vautour est sanglante et terrible ;

Mais l’homme.en son délire, est cent fois plus horrible.

Oh ! ne confions point, par un jour criminel,

Ijes célestes clartés à l’aveugle éternel !

Il s’en fait une torche, et, d’une main hardie,

Au lieu de la lumière, il répand l’incendie.

Dieu ne veut plus nous éprouver : "Voyez, du sol qui l’environne, Lisse et brillante, la couronne En étoile d’or s’élever ! Déjà le cintre métallique En mille reflets joue a l’œil ; Déjà, l’écusson symbolique Du sculpteur satisfait l’orgueil. m

Que le chœur de la danse à pas joyeux s’approche ! Venez tous, et donnons le baptême à la cloche ; Trouvons-lui quelque nom propice et gracieux. Qu’elle veiltu sur nous en s’approchant des cieux ; Balancée au-dessus de la verte campagne, Que sa bruyante joie ou sa plainte accompagne Les scènes de la vie en leurs jeux inconstants ; Qu’elle soit dans les airs comme une voix du temps ; Que le temps, mesuré dans sa haute demeure, De son aile, en fuyant, la touche heure par heure ; Aux voluptés du crime apportant le remord, Qu’elle enseigne aux humains qu’ils sont nés pour la Et que tout ici-bas s’évanouit et passe [mort,

Comme sa voix qui roule et s’éteint dans l’espace.

Que les cables nerveux, de son lit souterrain, Arrachent lentement la cloche aux flancs d’airain. Oh ! qu’elle monte en reine a la voûte immortelle ! Elle monte, elle plane, amis, et puisse-t-elle, Dissipant dans nos cieux tes nuages épais, De son premier accent nous proclamer LA PAIX ! (Trad. de MM. E. et A. Desciiamps.)

Un dernier mot sur ce chant magnifique, la plus belle, sans contredit, de toutes les ballades.

On pourrait traduire en français les pensées fortes, les images belles et touchantes qu’inspirent à Schiller les grandes époques de la destinée humaine ; mais il" est impossible d’imiter noblement les strophes en petits vers, et composées de mots dont le son bizarre et précipité semble faire entendre les coups redoublés et les pas rapides des ouvriers qui dirigent la lave brûlante de l’airain. Peut-on avoir l’idée d’un poëme de ce genre par une traduction en prose ? C’est lire la musique au lieu de l’entendre ; encore est-il plus aisé de se figurer, par l’imagination, l’effet des instruments que l’on connaît, que les accords et les contrastes d’un rhythme et d’une langue qu’on ignore. Tantôt la brièveté régulière du mètre fait sentir l’activité des forgerons, l’énergie bornée, mais continue, qui s’exerce dans les occupations matérielles ; et tantôt, à côté de ce bruit dur et fort, l’on entend les chants aériens de l’enthousiasme ou de la mélancolie. L’originalité de ce poème est perdue quand on le sépare de l’impression que produisent une mesure de vers habilement choisie, et des rimes qui se répondent comme des échos intelligents que la pensée modifie ; et cependant ces effets pittoresques des sons seraient très-hasardés en français. Le trivial nous menace sans cesse : nous n’avons pas, comme presque tous les autres peuples, deux langues, celle de la prose et celle des vers ; et il en est des mots comme des personnes : là où les rangs sont confondus, la familiarité est dangereuse.

Il paraît que Schiller mit plusieurs années à composer ce poSme, et que ce ne fut qu’après l’avoir tourné et retourné de cent façons, qu’il y mit la dernière main, pendant un séjour à Rudolstadt, en 1799, et lui donna sa forme définitive. Selon sa coutume, il le publia d’abord dans YAlmanack des Muses de 1800. Il a pour épigraphe la fameuse inscription qui se lit sur la grosse cloche du Munster de Schaffhouse :

Vivos voco ! Mortuos plango !... Fulgura frango !

HERO ET LEANDRE,

Voyez ce vieux château que les rayons du soleil éclairent sur les rives où les vagues de l’Hellespont se précipitent en gémissant contre le roc des Dardanelles ; entendez-vous le bruit de ces vagues sur le rivage ? Elles séparent l’Asie de l’Europe, mais elles n’épouvantent pas l’amant.

Le dieu de l’amour a lancé un de ses traits puissants dans le cœur de Héro et de Léandro, Héro est belle et fraîche comme Hébé ; lui parcourt les montagnes, entraîné par le plaisir de la chasse. L’inimitié de leurs parents sépare cet heureux couple et leur amour est en péril. Mais sur la tour de Sesto, que les flots de l’Hellespont frappent sans cesse avec impétuosité, la jeune fille est assise dans la solitude, ot regarde les rives d’Abydos où demeure sou bien-aiiné. Hélasf nul pont uc réunit ces

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rivages éloignés, nul bateau ne va de l’un h l’autre ; mais l’Amour a su trouver son chemin, il a su pénétrer dans les détours du labyrinthe ; il donne l’habileté à celui qui est timide, il asservit à son joug les animaux féroces, il attelle à-son char les taureaux fougueux. Le Styx même avec ’ses neuf contours n’arrête pas le dieu hardi ; il enlève une amante aux sombres demeures do Pluton.

Il excite le courage de Léandre et le pousse sur les flots avec un ardent désir. Quand le rayon du jour pâlit, l’audacieux nageur se jette dans les ondes du Pont, les fend d’un bras nerveux et arrive sur la terre chérie, où la lumière d’un flambeau lui sert de guide.

Dans les bras de cette qu’il aime, l’heureux jeune homme se repose de sa lutte terrible ; il reçoit la récompense divine que l’amour lui réserve jusqu’à ce que l’aurore éveille les deux amants dans leur rêve de volupté, et que le jeune homme se rejette dans les ondes froides de la mer.

Trente jours se passent ainsi ; trente jours donnent à ces tendres amants les joies, les douceurs d’une nuit nuptiale, les transports ravissants que les dieux eux-mêmes envient. Celui-là n’a pas connu le bonheur, s’il n’a pas su dérober les fruits du ciel au bord effroyable du fleuve des enfers.

Le soir et le matin se succèdent à l’horizon. Les amants ne voient pas la chute des feuilles ; ils ne remarquent pas le vent du nord qui annonce l’approche de l’hiver ; ils se réjouissent de voir les jours décroître, et remercient Jupiter qui prolonge les nuits.

Déjà la durée des nuits était égale à celle des jours. La jeune fille, assise dans son château, regardait les chevaux du Soleil courir à l’horizon : la mer, silencieuse et calme, ressemblait a un pur miroir, nul souffle ne ridait sa surface de cristal ; des troupes de dauphins jouent dans l’élément limpide, et l’escorte de Thétis s’élève en longue ligne noire du sein de la mer. Ces êtres marins connaissent seuls le secret de Léandre, mais Hécate les empêche à tout jamais de parler. La jeune fille contemple avec bonheur cette belle mer et lui dit d’une voix caressante : « Doux élément, pourrais-tu tromper ? non, je traiterais d’imposteur celui qui t’appellerait fausse et infidèle. Fausse est la race des hommes, cruel est le cœur de mon père ; mais toi, tu es douce et bienveillante, tu t’émeus aux chagrins de l’amour. J’étais condamnée à passer une vie triste et solitaire dans ces murs isolés et à languir dans un éternel ennui ; mais tu portes sur ton sein, Sans nacelle et sans pont, celui que j’aime, et tu le conduis dans mes bras. Effrayante est ta

Profondeur, terribles sont tes vagues ! mais amour t’attendrit, le courage te subjugue.

Le puissant dieu de l’amour t’a subjuguée aussi, lorsque la jeune et belle Hellé s’en retournait avec son frère emportant la toison d’or : ravie de ses charmes, tu la saisis sur les vagues, tu l’entraînas au fond de la mer.

« Dans tes grottes de cristal, douée de l’im- • mortalité, déesse elle est unie à un dieu, elle ’ s’intéresse à l’amour persécuté, elle adoucit tes mouvements impétueux et conduit les navigateurs dans le port. Belle Hellé, douce déesse, c’est toi que j’implore, ramène-moi celui que j’aime, par sa route accoutumée. »

Déjà la nuit enveloppe le ciel, la jeune fille allume le flambeau qui doit servir de fanal sur les vagues désertes a celui qu’elle attend. Mais voilà que le vent s’élève et mugit, la mer écume, la lueur des étoiles disparaît et l’orage approche.

Les ténèbres s’étendent à la surface lointaine du Pont, et des torrents de pluie tombent du sein des nuages ; l’éclair brille, les vents sont déchaînés, les vagues profondes s’entr’ou vrent, et la mer apparaît terrible et béante comme la gueule de 1 enfer.

Malheur ! malheur à moi ! s’écrie la pauvre fille : Jupiter, prends pitié de mon sort ; hélast qu’ai-je osé demander ? si les dieux m’écoutaient, si mon amant allait se livrer aux orages de cette mer infidèle !... Tous les oiseaux s’enfuient à la hâte, tous les navires qui connaissent la tempête se réfugient dans les baies. Hélas I sans doute l’audacieux entreprendra ce qu’il a déjà souvent entrepris, car il est poussé par un dieu puissant ; et il me l’a juré, en me quittant, au nom de son amour, la mort seule l’affranchira de ses serments. Hélas 1 à cette heure même il lutte contre la violence de la tempête, et les vagues courroucées l’en^ traînent dans l’abîme.

Vagues trompeuses, votre silence cachait votre trahison. Vous étiez unies comme une glace, calmes et sans trouble, et vous allez "entraîner dans vos profondeurs perfides. C’est lorsqu’il est déjà au milieu de son trajet, lorsque tout retour est impossible, que vous déchaînez contre lui votre fureur. »

La tempête s’augmente : lesvagues s’élèvent comme des montagnes et se brisent en mugissant contre les rochers, le navire aux flancs de chêne n’échappe pas à leur fureur ; le vent éteint le flambeau qui devait guider le nageur, le péril est sur les eaux et le péril sur le rivage.

La jeune fille invoque Aphrodite ; elle la prie d’apaiser l’orage, et promet d’offrir de riches sacrifices ; d’immoler un taureau avec des cornes dorées ; elle conjure toutes les déesses de l’abîme et tous les dieux du ciel de calmer la mer emportée.

« Écoute ma voix, sors de ta verte retraite,

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bienveillante Leucothée, toi qui souvent, à l’heure du péril sur les vagues tumultueuses, es apparue aux navigateurs pour les sauver ! donne à celui que j’aime ton voile sacré, ton voile d’un tissu mystérieux, qui l’emportera sain et sauf hors du précipice des flots. «

Les vents furieux s’apaisent, les chevaux d’Eos montent à l’horizon, la mer reprend sa sérénité, l’air est doux, l’onde est riante : elle tombe mollement sur les rocs du rivage et y apporte, comme en se jouant, un cadavre.

Oui, c’est lui qui est mort et qui n’a pas manqué à son serment. La jeune fille le reconnaît : elle n’exhale pas une plainte, elle ne verse pas une larme ; elle reste froide et immobile dans son désespoir, puis élève les yeux vers le ciel, et une noble rougeur colore son pâle visage. •

n Ah ! c’est vous, terribles divinités : vous exercez cruellement vos droits, vous êtes inflexibles, le cours de ma vie est achevé bien promptement. Mais j’ai connu le bonheur et mon destin fut doux ; je me suis consacrée à ton temple comme une de tes prêtresses, je t’offre gaiement, par ma mort, un nouveau sacrifice, Vénus, grande reine. »

Et du haut de la tour elle se précipite dans les flots. Le dieu des mers s’empare du corps de la jeune fille, et, content de sa proie, il continue joyeusement à répandre les ondes de son urne inépuisable.

l’anneau de polycrate.

Debout sur la terrasse de sa maison, il promenait ses regards satisfaits sur sa ville de Samos. « Tout ce que tu vois est soumis à mon pouvoir, disait-il au roi d’Égypte : avoue que je suis heureux.

— Tu as éprouvé la faveur des dieux ; elle a assujetti à la puissance de ton sceptre ceux qui naguère étaient tes égaux : mais il en est un encore qui peut les venger ; je ne puis te proclamer heureux aussi longtemps que veille l’œil de ton ennemi. »

À peine le roi avaitril parlé, qu’on voit venir un messager envoyé de Milet : « Fais flotter, ô seigneur, la fumée des sacrifices, et couronne d’une riante branche de laurier ta chevelure divine.

« Ton ennemi est tombé frappé d’un trait mortel ; ton fidèle général Polydor m’a dépêché vers toi avec cette joyeuse nouvelle.» Et en parlant ainsi, il tire d un vase noir et présente aux regards stupéfaits des deux souverains une tête bien connue et encore sanglante.

Le roi, effrayé, fait un pas en arrière : « Garde-toi, dit-il, de te fier au bonheur. Pense à la mer inconstante, à l’orage qui peut s’élever et anéantir la fortune incertaine de ta flotte. »

Avantj(u’il eût achevé de parler, il est interrompu par les cris de joie qui retentissent sur la rade. Une forêt de navires apparaît dans le port, ils reviennent remplis de trésors étrangers.

L’hôte royal s’étonne : « Ton bonheur est grand aujourd’hui ; mais redoute son inconstance. Les troupes Cretoises te menacent d’un péril imminent : elles sont déjà près de la côte. »

  • Avant qu’il ait achevé de parler, on voit des

navires dispersés et des milliers de voix s’écrient : « Victoire 1 Nous sommes délivrés de nos ennemis. L’orage a détruit la flotte Cretoise et la guerre est finie. »

Alors l’hôte royal dit avec terreur : » En vérité, je dois te proclamer heureux, mais je tremble pour toi : la jalousie des dieux m’épouvante. Nul mortel en ce monde n’a connu la joie sans mélange.

La fortune aussi m’a souri, la faveur du ciel m’a soutenu dans mes entreprises ; mais j’avais un héritier chéri : les dieux me l’enlej vèrent. Je le vis mourir, et je payai ainsi ma dette à la fortune.

p Si tu veux éviter quelque catastrophe, invoque les génies invisibles, pour qu’ils mêlent la souffrance à ton bonheur. Je n’ai vu encore aucun mortel arriver joyeusement au terme de sa vie quand les dieux l’avaient comblé de leurs dons.

« Et si les dieux n’exaucent pas ta prière, écoute le conseil d’un ami. Appelle toi-même la souffrance, choisis parmi tous les trésors celui auquel ton cœur attache le plus grand prix, et jette-le dans la mer.»

Polycrate, ému par la crainte, répond : o Dans toute cette île, rien ne m’est plus précieux que cet anneau : je veux le consacrer aux Euménides pour qu’elles me pardonnent ma fortune ; » et il jette l’anneau dans les ondes.

Le lendemain matin un pêcheur au visage joyeux se présente devant le prince : à Seigneur, dit-il, j’ai pris un poisson tel que je n’en avais jamais vu de semblable dans mes fileis, et je viens te l’offrir. »

Lorsque le cuisinier ouvrit le poisson, il accourut tout étonné auprès du prince et lui dit : « Vois, seigneur, l’anneau que tu portais, je viens de le trouver dans les entrailles de ce poisson. Oh ! ton bonheur est sans bornes, n

Le roi d’Égypte, se détournant alors avec horreur, s’écrie : « Je ne puis rester ici plus longtemps, et tu ne peux plus être mon ami. Les dieux veulent ta perte, je m’éloigne à la hâte, pour ne pas périr avec toi. » Il dit, et à l’instant même il s embarqua.

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Le grand poète allemand n’a pas jugé K propos de rappeler le dénoûment, qui est historique. « Mais le temps s’approchait où ces prospérités se devaient changer tout à coup en des adversités affreuses. Le grand roi da Perse, Darius, fils d’Hystaspe, entreprit la guerre contre les Grecs : il subjugua bientôt toutes les colonies de la côte d’Asie et des îles voisines qui sont dans la mer Egée. Samos fut prise ; Polycrate fut vaincu ; Oronte, qui commandait pour le grand roi, ayant fait dresser une haute croix, y fit attacher le tyran. »

FÉNELON.

LES GRUES D’iBYCUS.

Les peuples de la Grèce vont se réunit sur la terre de Corinthe pour le combat des chnrs et le combat du chant. Ibycus, l’ami des dieux, vient de se mettre en route. Apollon lui a donné l’harmonie des vers ; il part de Rhégium avec un bâton de voyage, sentant dêjh vibrer dans le cœur la voix qui l’inspire.

Déjà ses regards contemplent l’Acrocorinthe sur la montagne, et il s’avance avec joie à travers les mystérieuses forêts de Poséidon. Nul être humain n’apparaît ; il ne voit que des grues qui s’en vont chercher la chaleur des contrées méridionales et l’accompagnent sur son chemin.

« Salut à vous, dit-il, oiseaux chéris qui avez traversé la mer en même temps que moi ; ma destinée ressemble à la vôtre : nous venons de loin, et nous allons chercher une retraite hospitalière. Soyons fidèles à l’hôte qui préserve de l’injure l’étranger. »

Puis il continue sa marche. Il arrive au milieu de la forêt ; tout à coup des meurtriers s’avancent et l’arrêtent. Il veut combattre ; mais bientôt sa main retombe fatiguée, car elle est plus habituée à tendre la corde légère de la lyre que celle de l’arc vigoureux.

Il appelle à son secours les hommes et les dieux : ses cris sont inutiles. Aussi loin que sa voix peut s’étendre, il n’existe pns un être humain. « Hélas ! s’écrie-t-il, il faut donc que je meure ici de la main de deux misérables, sur le sol étranger où personne ne me pleurera, où personne ne viendra me venger. »

À ces mots, il tombe couvert de blessures. Au même moment, les grues passent ; il entend leurs cris aigus et ne peut plus les voir ! mais il leur dit : « Si nul autre voix ne s’élève pour venger ma mort, la vôtre, du moins, accusera mes meurtriers. » Il dit, et meurt.

On retrouva un cadavre dans la forêt : et quoiqu’il fût défiguré, l’hôte qui attendait Ibycus à Corinthe reconnut ses traits chéris. « Est-ce donc ainsi, dit-il, que je devais te retrouver, moi qui espérais te voir porter glorieusement la couronne de laurier ? »

Tous les étrangers réunis à la fête de Poséidon déplorent la perte d’Ibycus ; la Grèce entière en est émue, et le peuple se rassemble au Prytanée, demandant avec colère à venger la mort du po8te, à satisfaire ses mânes par le sang des meurtriers.

Mais comment reconnaître les traces du crime au milieu de cette foule attirée par l’éclat dé la fête ? Ibycus a-t-il été frappé par des voleurs ? est-il victime d’un lâche attentat ? Hélios seul peut le dire, Hélios, qui connaît le secret des choses.

Peut-être, tandis que la vengeance le cherche, peut-être le meurtrier s’en va-t-il d’un pas hardi à travers l’asssmblée des Grecs, jouissant des fruits de son crime. Peut-être insulte-t-il aux dieux jusque sur le seuil de leur temple ; peut-être se mêle-t-il à la foula qui se dirige maintenant vers le théâtre.

Les bancs sont serrés les uns contre les autres ; les colonnes de l’édifice chancellent presque sous ce lourd fardeau. Les peuples do la Grèce accourent, et la vague rumeur do cette foule ressemble au mugissement de la mer. Tout le monde se presse dans le vasto circuit et sur les gradins de l’amphithéâtre qui s’élève audacieusement dans les airs.

Qui pourrait compter tous ces peuples ? Qui pourrait dire les noms de tous ceux qui ont trouvé ici l’hospitalité ? Il en est venu de la ville de Thèbes, des bords de l’Anlide, do la Phocide, de Sparte, des côtes éloignées de l’Asie et des îles, et tous ces spectateurs écoutent la mélodie lugubre du chœur, qui, selon l’antique usage, sort du fond du théâtre avec une contenance grave et sévère, s’avance à pas mesurés et fait le tour de !a scène. Aucune femme de ce monde ne ressemble à celles de ce chœur ; jamais la maison d’un mortel ne montra une figure pareille ; leur taille est comme celle des géants.

Un manteau noir tombe sur leurs flancs, et dans leurs mains décharnées, elles portent des flambeaux qui jettent une lueur sombre ; au lieu de cheveux, on voit se balancer sur leurs têtes des serpents et des couleuvres enflés par le venin.

Ce choeur épouvantable s’avance et entonne l’hymne fatal qui pénètre dans l’âme et enlace dans ses propres liens la pensée du coupable. Les paroles de ce chant lamentable retentissent et agitent ceux qui les écoutent, •et nulle lyre ne les accompagne.

■ Heureux, disent^elles, heureux celui qui n’a point senti le crime détruire la naïve innocence de son âme 1 celui-là, nous ne le poursuivrons pas ; il peut continuer sa route. Mais malheur, malheur à celui qui a commis le meurtre l nous nous attacherons à ses pas, nous, filles terribles de la NuitI Qu’il ne croio pas nous échapper 1 nous avons des