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Et sur tous ces damnés brillait un gai sourire,
Et leurs mains se pressaient dans un commun délire,
Et leurs pas s’enchaînaient, se brisaient tour à tour ;
Ces groupes enivrés jusqu’à la blanche aurore
Voulaient rire… et minuit ne sonnait pas encore
        Au beffroi de la grande tour…

Minuit enfin sonna… Les lampes s’éteignirent ;
Des rires et des pleurs tout à coup s’entendirent ;
Et (si d’un saint ermite on révère l’écrit)
Un vassal vit alors, avec de rouges flammes,
Des fantômes ailés et des formes de femmes
        S’enfuir de la tour de granit…

Or, dans son vieux grimoire ajoute notre ermite,
Ces femmes qui, brûlant d’une flamme maudite,
Et dansaient et riaient au fort de l’ouragan,
Ces femmes avaient fait un pacte avec le crime ;
Ces fiers barons, c’étaient… les esprits de l’abîme !
        Ce troubadour c’était… Satan !

Après un tel malheur, n’allez pas, jeunes filles,
Oh ! n’allez pas, le soir, dans de bruyants quadrilles,
Trop folles, vous livrer à vos ébats joyeux.
De peur que dans vos bras vos danseurs infidèles
Ne deviennent démons, et, sur leurs noires ailes,
        Ne vous emportent loin des cieux.
                      Henri Rocher.

LE FIANCÉ.

I

Un soir, dans un château qui se mirait sur l’onde,
Avec ses grands arceaux et ses donjons noircis,
Une jeune beauté paraît sa tête blonde
Du voile nuptial où l’aiguille féconde
      Aux fleurs a marié les fruits.

La pauvre fille, hélas ! abattue et plaintive,
Attend depuis longtemps son époux adoré :
Au bruit le plus léger qui monte de la rive,
Échappant aux doux soins de sa mère attentive.
      Elle vole au balcon doré.

Pour entendre et pour voir, en vain elle se penche ;
Rien ne rassure encor son amour alarmé ;
Le seul bruit qui s’élève est celui d’une branche ;
L’œil ne peut distinguer la voile étroite et blanche
      Qui ramène son bien-aimé.

II

      Assis sur sa barque légère,
      Loin du castel, un troubadour.
     Suivant le fil de la rivière,
     Tient sa harpe et rêve d’amour ;
     Tout à coup de jeunes sylphides
     S’avance un tournoyant essaim ;

     Les arbres de rosée humides
     Mouillent leurs ailes de satin ;
     Leur troupe errante et vagabonde.
     Courant parmi les églantiers,
     De la forêt triste et profonde
     Anime les sombres sentiers.

     Le troubadour s’arrête, hésite,
           Puis il évite
     De se tourner pour les revoir ;
     Car sa bien-aimée à cette heure
           L’attend et pleure
     Sur le balcon du vieux manoir.

III

     Ciel ! une forme aérienne
     Glisse dans un faible rayon ;
     Une robe longue, incertaine,
     Semble flotter à l’horizon :
     Sur une transparente épaule,
     Sur un sein pâle et gracieux,
     Comme les feuilles sur le saule,
     Se répandent de longs cheveux.

     Ce n’est pas l’ombre solitaire
     D’une fille morte à quinze ans,
     Ni celle d’une jeune mère
     Qui vient pour revoir ses enfants.
     C’est une fée : elle s’avance ;
     Le flot coule plus doucement,
     Et la brise agite en silence
     Son écharpe aux franges d’argent.

     Autour d’elle un reflet d’opale
     Scintille dans le sombre azur ;
     Le souffle que sa bouche exhale
     Embaume l’air suave et pur.
     Sous la voile onduleuse et blanche,
     Apercevant le troubadour,
     Sur son beau front elle se penche
     En murmurant un mot d’amour.

     Le troubadour s’arrête, hésite,
            Puis il évite
     Et de l’entendre et de la voir ;
     Car sa bien-aimée à cette heure
            L’attend et pleure
     Sur le balcon du vieux manoir,

IV

     Bientôt auprès de sa nacelle
     S’élève une amoureuse voix :
     Il entend son nom qui se mêle
     Au bruit des ondes et des bois.
     Il se tourne, et voit une ondine
     Au milieu des flots caressants :
     Le glaïeul et l’algue marine
     Pressent l’albâtre de ses flancs.

     « Gentil troubadour, viens, dit-elle,
     « Le monde est indigne de toi ;
     « Viens, je suis toujours jeune et belle,
     « Beau jeune homme, viens avec moi.
     « J’ai des grottes de coquillages,
     « Des poissons aux écailles cVor,
     «  Des cascades, de frais rivages,
     « Et d’autres merveilles encor…

     « Dans les vents, dans les eaux courantes
     « C’est moi qui mollement bruis,
     « Moi que les étoiles tombantes
     « Visitent dans les douces nuits.
     « Tu le vois, je suis rose et blanche,
     « Plus belle qu’un ange des cieux ;
     « Viens, sous le fleuve qui s’épanche
     « S’ouvre mon palais gracieux. »

     Elle dit, la vague limpide
     Autour d’elle semble frémir ;
     Elle frappe d’un pied timide
     L’onde qui la fait tressaillir.
     Ses bras nus, avec nonchalance,
     Divisent les flots amoureux :
     Elle sourit et se balance,
     Et la lune éclaire ses yeux.

     Le troubadour s’arrête, hésite,
            Puis il évite
     Et de l’entendre et de la voir ;
     Car sa bien-aimée à cette heure
            L’attend et pleure
     Sur le balcon du vieux manoir.

Un peu plus tard, la vierge, à ses craintes en proie,
Vit l’esquif au milieu des brouillards incertains.
« C’est lui ! c’est lui ! dit-elle, immobile de joie ;
« Ô ma mère ! viens voir, le Seigneur nous l’envoie ;
    « Plus de larmes, plus de chagrins ! »

Déjà dans le château cette heureuse nouvelle
Passe de bouche en bouche, et vole et se répand :
De buis et de flambeaux on pare la chapelle ;
Sous son voile brodé, le calice étincelle
     Devant les chandeliers d’argent.

L’esquif toucha le bord : pressant ses pas rapides,
Le châtelain joyeux reçut le troubadour.
Les chœurs aériens des rêveuses sylphides,
Et la fée et l’ondine aux paroles timides,
     N’avaient pu vaincre son amour.
                             ***

LES TROIS MOINES ROUGES.

Je frémis de tous mes membres, je frémis de douleur, en voyant les malheurs qui frappent la terre.

En songeant à l’événement qui vient, horrible, d’arriver aux environs de la ville de Quimper, il y a un an.

Katelik Moal cheminait en disant son chapelet, quand trois moines, armés de toutes pièces, la joignirent ;

Trois moines sur leurs grands chevaux bardés de fer de la tête aux pieds, au milieu du chemin, trois moines rouges.

« Venez avec nous au couvent, venez avec nous, belle jeune fille ; là ni or ni argent, en vérité, ne vous manquera.

— Sauf votre grâce, messeigneurs, ce n’est pas moi qui irai avec vous, j’ai peur de vos épées qui pendent à votre côté.

— Venez avec nous, jeune fille, il ne vous arrivera aucun mal.

— Je n’irai pas, messeigneurs, on entend dire de vilaines choses !

— On entend dire assez de vilaines choses aux méchants ! Que mille fois maudites soient toutes les mauvaises langues ! Venez avec nous, jeune fille, n’ayez pas peur !

— Non, vraiment ! je n’irai point avec vous ! j’aimerais mieux être brûlée !

— Venez avec nous au couvent, nous vous mettrons à l’aise.

— Je n’irai point au couvent, j’aime mieux rester dehors. Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on, sept belles jeunes filles à fiancer, et elles n’en sont point sorties.

— S’il y est entré sept jeunes filles, vous serez la huitième ! »

Et eux de la jeter à cheval, et s’enfuir au galop ; de s’enfuir vers leur demeure, de s’enfuir rapidement avec la jeune fille en travers, à cheval, un bandeau sur la bouche.

Et au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus :

« Que ferons-nous, mes frères, de cette fille-ci maintenant ? — Mettons-la dans un trou de terre. — Mieux vaudrait sous la croix. — Mieux vaudrait encore qu’elle fût enterrée sous le maître-autel. — Eh bien ! enterrons-la ce soir sous le maître-autel, où personne de sa famille ne la viendra chercher. »

Vers la chute du jour, voilà que tout le ciel se fend ! De la pluie, du vent, de la grêle, le tonnerre le plus épouvantable !

Or, un pauvre chevalier, les habits trempés par la pluie, voyageait tard, battu de l’orage.

Il voyageait par là et cherchait quelque part un asile, quand il arriva devant l’église de la commanderie.

Et lui de regarder par le trou de la serrure, et de voir briller dans l’église une petite lumière.

Et les trois moines, à gauche, qui creusaient sous le maître-autel ; et la jeune fille sur le côté, ses petits pieds nus attachés.

La pauvre jeune fille se lamentait, et demandait grâce :

« Laissez-moi ma vie, messeigneurs ! au nom de Dieu ! Messeigneurs, au nom de Dieu ! laissez-moi ma vie ! Je me promènerai la nuit et me cacherai le jour. »

Et la lumière s’éteignit, et le chevalier restait à la porte sans bouger, stupéfait ;

Et le chevalier entendit la jeune fille se plaindre au fond de son tombeau :

« Je voudrais pour ma créature l’huile et le baptême ; puis l’extrême-onction pour moi-même, et je mourrai contente et de grand cœur après. »

Le chevalier s’en alla frapper à la porte de l’évêché.

« Monseigneur l’évêque de Cornouaille éveillez-vous, éveillez-vous ; vous êtes là dans votre lit, couché sur la plume molle ; vous êtes là dans votre lit, sur la plume bien molle, et il y a une jeune fille qui gémit au fond d’un trou de terre dure, demandant pour sa créature l’huile et le baptême, et l’extrême-onction pour elle-même. »

. . . . . . .

On creusa sous le maître-autel par ordre du seigneur évêque, et on retira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec son petit enfant, endormi sur son sein.

Elle avait rongé ses deux bras, elle avait déchiré sa poitrine, elle avait déchiré sa blanche poitrine jusqu’à son cœur.

Et le seigneur évêque, quand il vit cela, se jeta à deux genoux, en pleurant sur la tombe.

Il pleura trois jours et trois nuits, les genoux dans la terre froide, vêtu d’une robe de crin et nu-pieds.

Et au bout de la troisième nuit, tous les moines étant là, l’enfant vint à bouger entre les deux, lumières placées à ses côtés.

Il ouvrit les yeux, il marcha droit, droit aux trois moines rouges :

« Ce sont ceux-ci ! »

Et les trois moines ont été brûlés vifs, et leurs cendres jetées au vent ; leur corps a été puni à cause de leur crime..

           Ballade bretonne,

traduction de M. de la Villemarqué.

LES FEES DE LOC-IL-DU.

Un soir, la blanche Arma, reine des fées, appelle ses jeunes sœurs dispersées dans le vallon de Loc-Il-Du. Au cri qu’elle jette, on les voit toutes accourir comme une volée de tourterelles. Arma était appuyée contre un pommier aux fruits rouges, portant mêlée à ses cheveux une couronne de gui.

« Que veut notre dame ? dirent les fées toutes d’une voix ; que demande-t-elle pour que la soirée lui semble courte ? Devrons-nous tresser des paniers de jonc et les remplir de fleurs, ou bien désire-t-elle que nous dansions sur l’herbe fine, portant chacune sur la tête un vase de cristal rempli d’eau ? Faut-il frapper à la porte de pierre des Korigans et leur ordonner de déployer leurs rondes sur la bruyère, en chantant les jours de la semaine ? Est-il temps de descendre à la mer pour s’asseoir sur les vagues comme sur des chevaux marins ? »

Mais la belle Arma releva la tête et dit lentement :

« Ce que je souhaite, ce n’est ni la mer, ni les Korigans, ni la danse, ni les fleurs, car j’ai le cœur malade du côté de la joie ; ce que je souhaite, ce n’est rien de ce que peut me donner ma puissance ; c’est l’amour du fils de Pen-Ru, le seigneur de Tre-Garantez.

« Qui de vous a vu Pen-Ru quand il parcourt les grèves sur son cheval brun ? Sa chevelure ressemble à deux ailes de corbeau reployées, et tout ce qu’il regarde semble être fait pour le servir, tant son visage est fier et beau.

« Voilà longtemps que mes yeux ont distingué Marc Pen-Ru parmi les hommes, et que mon amour le protège. Quand il revient la nuit par les pentes rapides, j’envoie les Korigans pour balayer devant lui les pierres qui pourraient faire trébucher son cheval ; quand il parcourt la dune sablonneuse sous la chaleur du jour, j’appelle les nuées pour qu’elles étendent leur ombre sur son front.

« C’est moi qui ai semé les fleurs d’or qui poussent dans les fentes du donjon, sous la fenêtre de Marc ; c’est moi qui tresse ses filets de pêche, qui soigné ses lévriers de chasse, qui distribue le soleil et la rosée à ses moissons. Toutes ses joies lui viennent de moi, et cependant Marc est sans reconnaissance pour la fée de Loc-Il-Du.

« Marc a écouté la parole des jeunes solitaires venus d’Hibernie ; il a oublié les dieux de ses pères pour un nouveau dieu qu’il nomme Christ ; Marc passe avec dédain devant les chênes sacrés, ou les pierres longues, et la tendresse d’une fée est sans charme pour lui.

« Mais voici qu’il s’est assis sur la mousse à l’entrée du bois de hêtre ; j’ai touché ses paupières de ma faucille d’or et il s’est endormi. Venez donc toutes, ô vous qui m’obéissez, afin que nous le transportions dans le palais de cristal que j’habite au haut de la montagne, et qu’il y devienne mon époux de choix. »

Toutes les fées applaudirent Arma et se précipitèrent avec elle vers la clairière où dormait Marc. Il était étendu sous un buisson d’aubépine, non loin d’une pierre sacrée ; son manteau brun lui servait de couche. À le voir ainsi immobile dans sa force et son agilité, on eût dit un jeune loup sommeillant à l’entrée de sa tanière.

Les fées s’abattirent tout autour, comme des oiseaux de mer et se mirent à chanter en chœur :

« Janvier pour la neige, février pour les glaçons, mars pour la grêle, avril pour les bourgeons, mai pour l’herbe verte, juin pour les fenaisons, juillet pour les œufs éclos, août pour tes moissons, septembre pour les brouillards octobre pour les aquilons, novembre pour les grands ruisseaux, décembre pour les frissons. »

Et tout en chantant, elles avaient saisi le manteau sur lequel dormait Marc-Pen-Ru, et elles l’emportaient dans les airs, vers la montagne où s’élève le palais de cristal ; mais voilà que le gentilhomme s’éveille et qu’il reconnaît la reine des fées de Loc-Il-Du. Alors il s’écrie :

« Que veux-tu de moi, belle Arma ? •

Arma répondit :

« Dors, Pen-Ru, dors, jusqu’à ce que tu sois dans mon palais, au haut de la montagne ; alors tu te réveilleras pour m’aimer et vivre heureux comme mon époux. »

Mais Pen-Ru dit d’une voix ferme :

« Cela ne peut être, Arma, car tu es une divinité païenne, et moi je suis chrétien. Laisse-moi donc retourner au manoir où mon père m’attend. »

La fée reprit :

« Tu ne sais pas quels honneurs te sont réservés, Marc ; je te donnerai ma part de royauté et mes droits sur tout le monde des esprits.

— J’aime mieux, reprit Pen-Ru, la couronne d’étoiles que Dieu donne à ses élus et une place dans son paradis.

— Tu mangeras comme les rois de la terre, tu boiras dans l’or des vins délicieux.

— Je préfère le pain noir et l’eau des fontaines que le signe de la croix a bénis.

— Tu seras vêtu de velours et de pierreries.

— Je veux garder la chemise de crin que portent les solitaires chrétiens et qui fait les bienheureux. »

En parlant ainsi, Pen-Ru prit une sainte relique, en forme de croix, qui ne le quittait point, et dit :

« Voici de quoi vaincre tous vos talismans. »

Arma voulut frapper la relique de sa faucille d’or, mais la faucille se brisa, et Marc Pen-Ru continua :

« Celle que je toucherai de cette relique sera forcée de me laisser. »

Alors Arma cria aux fées de l’emporter plus haut ; et quand les forêts et les villages ne parurent plus que comme des points noirs, elle dit :

« Maintenant, Marc, tu ne peux te servir de ta relique, car, si nous te laissions, tu roulerais dans l’abîme et tu mourrais. »

Marc répondit :

« Heureux ceux qui meurent dans la foi ; Dieu les recevra dans sa gloire. »

À ces mots, il toucha, l’une après l’autre, de sa relique, toutes les fées, qui s’envolèrent avec un cri ; de sorte que le manteau, n’étant plus soutenu, roula dans l’espace, comme un flocon de neige, et Marc-Pen-Ru avec lui.

Or, c’est depuis ce temps qu’Arma et toutes ses fées ont quitté Loc-Il-Du ; que les forêts sont devenues des landes arides et les prairies des ravins dépouillés. Seulement, au fond du val, on voit encore trois pierres rongées de mousse sur lesquelles rampent des chênes dont un enfant peut cueillir les glands, et que l’on appelle la tombe de Marc Pen-Ru.

          Ballade bretonne.
LE TOMBEAU DANS LE BUSENTO.

Il est nuit : sur les flots du Busento, près de Cosenza, résonnent des chants sourds ; des voix sortent des eaux pour y répondre, et un dernier écho se répète au sein des tourbillons.

Et remontant, descendant le fleuve en tout sens, errent les ombres des vaillants Goths qui pleurent Alaric, le plus justement regretté de leurs morts.

Beaucoup trop tôt et loin de la patrie, ils ont dû l’ensevelir là, lorsque les blondes boucles de la jeunesse entouraient encore ses épaules.

Sur les bords du Busento, ils se rangèrent à l’envi pour détourner le cours du fleuve et lui creuser un nouveau lit.

Dans le fond déserté par les flots, ils fouillèrent encore la terre et y plongèrent le cadavre toujours debout sur son cheval et couvert de son armure.

Puis ils le couvrirent de terre, ainsi que ses nombreux trésors, afin que désormais les hautes herbes du fleuve pussent croître sur la tombe du héros.

Détourné pour la seconde fois, le torrent reprit son cours naturel : d’un choc puissant, les flots du Busento bondirent dans leur vieux lit.

Et un chœur d’hommes chantait : Repose en paix dans ta gloire ! D’aucun Romain la vile cupidité ne viendra troubler le repos de ta tombe !

Ils chantaient ; et l’hymne de louanges résonna dans toute l’armée des Goths. Roule ces louanges, onde du Busento, roule-les de mer en mer.

              Comte de platen.
LES DEUX GRENADIERS.

Deux grenadiers dirigeaient leurs pas vers la France, deux grenadiers qui avaient été faits prisonniers pendant la campagne de Russie. Et quand ils touchèrent aux quartiers allemands, ils penchèrent tristement la tête.

C’est là qu’ils apprirent la triste nouvelle : comment l’empire français était détruit ; comment la grande armée avait été défaite et mise en déroute, et comment l’Empereur, l’Empereur se trouvait prisonnier.

À ce douloureux récit, les deux grenadiers versèrent bien des larmes. L’un d’eux soupira : « Quel mal affreux je ressens ! comme mes anciennes blessures me cuisent ! »

L’autre reprit : « La chanson est finie ; moi aussi je voudrais mourir avec toi ; mais j’ai une femme et des enfants qui m’attendent, et qui sans moi périraient de faim.

— Que me font femme et enfants ? j’ai bien un autre souci ! qu’ils aillent mendier, s’ils ont faim ! Mon Empereur, mon Empereur prisonnier !

« Ami, promets-moi d’exaucer ma prière : si, comme je l’espère, la mort ne doit pas tarder à me délivrer, transporte mon cadavre jusqu’en France, enterre-moi dans la terre de France.

« Pose sur mon cœur ma croix d’honneur suspendue à son ruban rouge ; place-moi mon fusil dans la main, et mon sabre au côté.

« C’est ainsi que je veux être couché dans la tombe, c’est ainsi que je veux attendre, comme une sentinelle, jusqu’au moment où j’entendrai résonner le fracas des canons et les piétinements des chevaux hennissants. Alors sans doute — mon cœur en frissonne déjà — alors mon Empereur passera à cheval au-dessus de ma tombe ; des milliers d’épées se heurteront en croisant leurs éclairs ; alors je me dresserai tout armé hors de mon cercueil, pour défendre mon Empereur, mon Empereur ! »

                      H. Heine.