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Mais d’en voir un que ce mal mine,
Qui, sans paraître marmiteux,
Comme toi sa goutte mâtine.
On ne voit onc un tel goutteux.

Autour de l’un toujours on sent
Vieux oing, emplâtre ou médecine ;
L’autre d’un lamentable accent
Déleste Bacchus et Cyprine.
Pour trop bien ruer en cuisine,
Le tiers de sa goutte est honteux.
Toi seul ris de cette mutine :
On ne voit onc un tel goutteux.

Pour moi, qui de fois plus de cent
Ai passé par cette étamine,
Que me sert-il d’être innocent,
Et plus net que n’est une hermine ?
Puisqu’au pied je porte une épine
Qui me rend tout lieu raboteux,
Et que l’on dit quand je chemine :
C’est pauvre chose qu’un goutteux.

Prince, il n’est herbe ni racine
Qui m’empêche d’être boiteux,
Et sans ta rime sarrasine.
C’est pauvre chose qu’un goutteux.
               Sarrazin.



à une amie.

Votre bonne foi m’épouvante :
Vous croyez trop légèrement.
Si l’on aimoit fidèlement,
Serois-je encore indifférente ?
Être la dupe des douceurs
D’une troupe vaine et galante
Est le destin des jeunes cœurs.
De cette conduite imprudente
Il n’est cœur qui ne se repente :
Tous les hommes sont des trompeurs.

Jeune, belle, douce, brillante,
Le cœur tendre, l’esprit charmant,
Des malheurs de l’engagement
Ne prétendez pas être exempte.
Affectons-nous quelques rigueurs :
On se rebute dans l’attente
Des plus précieuses faveurs.
La tendresse est-elle contente ?
On entend dire à chaque amante :
Tous les hommes sont des trompeurs.

Vous croyez que la crainte invente
Les dangers qu’on court en aimant ?
S’il plaît à l’Amour, quelque amant
Un jour vous rendra plus savante.
Vers les dangereuses langueurs
Vous avez une douce pente ;
Vous soupirez pour des malheurs
Dont vous paraissez ignorante.
Vous mériteriez qu’on vous chante :
Tous les hommes sont des trompeurs.

Si pour vous épargner des pleurs,
Ma raison n’est pas suffisante,
Regardez ce que représente
Le serpent caché sous les fleurs.
Il nous dit : Tremblez, Amaranthe ;
Tous les hommes sont des trompeurs.
          Mme  Deshoulières.

À M. CHARPENTIER.

Fameux auteur, de tous auteurs le coq,
Toi dont l’esprit agréable et fertile
Des latineurs a soutenu le choc
Par un écrit dont sublime est le style ;
Plus éloquent que le fut feu Virgile,
Tu leur fais voir qu’on doit les mettre au croc :
Quand tu combats, la victoire t’est hoc.

Dans leurs discours et ab hac et ab hoc,
Ils ont crié qu’à Paris la grand’ville,
Où l’étranger est en proie à l’escroc,
Inscription françoise est inutile ;
Latinité moins seroit difficile.
Disent-ils tous, pour la gent vin de broc.
On prêche en vain un si faux Évangile :
Quand tu combats, la victoire t’est hoc.

Du grand Louis, qui, de taille et d’estoc,
De l’univers fera son domicile,
Et dont le cœur s’ébranle moins qu’un roc,
Pourquoi les faits, par une erreur servile,
Mettre en latin ? Non, non, tourbe indocile,
D’inscription nous allons faire troc ;
Par toi, Damon, pédants vont faire Gille :
Quand tu combats, la victoire t’est hoc.

Grands savantas, nation incivile,
Dont Calepin est le seul ustensile,
Plus on ne voit ici de votre affroc.
François langage est or ; le vôtre, argile ;
Bon seulement pour ceux qui portent froc.
Poursuis, Damon ; ils n’ont plus d’autre asile :
Quand tu combats, la victoire t’est hoc.
             Mme  Deshoulières.



AU ROI.

Pour être servi comme il faut,
Donner l’exemple est d’un roi sage.
Marche-t-il, tout vole aussitôt,
Et la victoire est du voyage.
L’œil du maître est un bon adage ;
Attestons-en Sa Majesté.
Est-ce bien ou mal attesté ?
La question est belle à soudre ;
Sire, dites la vérité :
Il n’est que d’être à son blé moudre.

Rien n’était trop lourd ni trop chaud
Pour l’Anglais, qui semblait, de rage,
Vouloir avaler tout l’Escaut,
Et faire ici l’anthropophage.
Vous fûtes vous mettre au passage,
Et quand mylord eut bien trotté,
Il vous trouva là tout botté ;
Alors, il en fallut découdre.
Et Dieu sçait qui fut bien frotté :
Il n’est que d’être à son blé moudre.

Aussi, Cumberland dit tout haut :
Ma foi, messieurs, plions bagage ;
La grue en l’air, après tout, vaut
Mieux que le moineau dans la cage ;
Peut-être on fait chez nous tapage,
Tandis qu’ici tout est gâté ;
De nos souliers, tout bien compté,
Croyez-moi, secouons la poudre,
Et regagnons notre côté :
Il n’est que d’être à son blé moudre.

Prince, tout a des mieux été ;
Revenez dans votre cité :
Un peu de calme après la foudre.
En hiver, ainsi qu’en été,
Il n’est que d’être a son blé moudre.
                   Piron,

À MADAME FOUQUET.

Comme je vois monseigneur votre époux
Moins de loisir qu’homme qui soit en France,
Au lieu de lui, puis-je payer à vous ?
Serait-ce assez d’avoir votre quittance ?
Oui, je le crois ; rien ne tient en balance
Sur ce point-là mon esprit soucieux.
Je voudrais bien faire un don précieux ;
Mais si mes vers ont l’honneur de vous plaire.
Sur ce papier promenez vos beaux yeux :
En puissiez-vous dans cent ans autant faire !

Je viens de Vaux, sachant bien que sur tous
Les Muses font en ce lieu résidence ;
Si leur ai dit, en ployant les genoux :
« Mes vers voudraient faire la révérence
« À deux soleils de votre connaissance,
« Qui sont plus beaux, plus clairs, plus radieux,
« Que celui-là qui loge dans les cieux ;
«  Partant, vous faut agir dans cette affaire
« Non par acquit, mais de tout votre mieux :
« En puissiez-vous dans cent ans autant faire ! »

L’une des neuf m’a dit d’un ton fort doux
(Et c’est Clio, j’en ai quelque croyance) :
« Espérez bien de ses yeux et de nous. »
J’ai cru la Muse, et, sur cette assurance,
J’ai fait des vers, tout rempli d’espérance.
Commandez donc, en termes gracieux,
Que sans tarder, d’un soin officieux,
Celui des Ris qu’avez pour secrétaire
M’en expédie un acquit glorieux :
En puissiez-vous dans cent ans autant faire !

Reine des cœurs, objet délicieux,
Que suit l’enfant qu’on adore en des lieux
Nommés Paphos, Amathonte et Cythère ;
Vous qui charmez les hommes et les dieux,
En puissiez-vous dans cent ans autant faire !
               La Fontaine.

Pour comprendre cette ballade de notre fabuliste, il faut savoir qu’il était pensionné par le surintendant Fouquet, mais que celui-ci lui avait imposé l’obligation de lui composer une pièce de vers pour chaque terme qui lui était payé.

Les deux ballades suivantes, de Charles d’Orléans, ne sont pas tout à fait régulières ; cependant on y trouve encore observées la plupart des prescriptions qui rendaient ce genre de poésie si difficile.

Rafraîchissez le chastel de mon cœur
D’aucuns vivres de joyeuse plaisance :
Car faux Daugier, avec son alliance,
L’a assiégé en la tour de Douleur.

Si ne voulez le siège sans longueur,
Tantôt lever ou rompre par puissance,
Rafraîchissez le chastel de mon cœur
D’aucuns vivres de joyeuse plaisance.

Ne souffrez pas que Daugier soit seigneur.
En conquêtant sous son obéissance
Ce que tenez en votre gouvernance ;
Avancez-vous, et gardez votre honneur,
Rafraîchissez le chastel de son cœur.

  Prenez tôt ce baiser, mon cœur,
  Que ma maîtresse vous présente,
  La belle, bonne, jeune et gente,
  Par sa très-grant grâce et douceur.

  Bon guet ferai, sur mon honneur,
  Afin que Daugier rien n’en sente.
  Prenez tôt ce baiser, mon cœur,
  Que ma maîtresse vous présente.

  Daugier, toute nuit en labeur,
  A fait guet, or gît en sa tente.
  Accomplissez brief votre entente
  Tandis qu’il dort, c’est le meilleur.
  Prenez tôt ce baiser, mon cœur.

  Fuyez le trait de doux regard,
  Cœur qui ne savez vous défendre ;
  Vu qu’êtes désarmé et tendre,
  Nul ne vous doit tenir couard.

  Vous serez pris ou tôt ou tard :
  L’amour le veut bien entreprendre ;
  Fuyez le trait de doux regard.
  Cœur qui ne savez vous défendre.

  Retirez-vous sous l’étendard
  De Nonchaloir, sans plus attendre ;
  Si Plaisance vous laissiez rendre,
  Vous êtes mort. Dieu vous en gard :
  Fuyez le trait de doux regard.

Comment se peut un povre cœur défendre,
Quand deux beaux yeux le viennent assaillir ?
Le cœur est seul, désarmé, nu et tendre,
Et les yeux sont bien armés de plaisir.



PRIÈRE POUR LA PAIX.

Priez pour paix, doulce Vierge Marie,
Royne des cieux et du monde maîtresse ;
Faictes prier, par votre courtoisie,
Saints et saintes, et prenez votre adresse,
Vers votre Fils, requérant sa haultesse
Qu’il lui plaise son peuple regarder,
Que de son sang a voulu racheter.
En desboutant guerre qui tout desvoye,
De prières ne vous veuillez lasser,
Priez pour paix, le vray trésor de joye.

Priez, prélats et gens de sainte vie,
Religieux, ne dormez en paresse ;
Priez, maistres et tous suivans clergie,
Car par guerre faut que l’estude cesse.
Moustiers destruits sont sans qu’on les redresse,
Le service de Dieu vous faut laissier.
Quand ne povez en repos demourer ;
Priez si fort que briefment Dieu vous oye.
L’Église voult à ce vous ordonner :
Priez pour paix, le vray trésor de joye.

Priez, princes, qui avez seigneurie.
Rois, ducs, comtes, barons pleins de noblesse,
Gentilshommes avec chevalerie ;
Car meschants gens surmontent gentillesse ;
En leurs mains ont toute vostre richesse ;
De bas les font en haut estat monter :
Vous le povez chascun jour veoir au cler,
Et sont riches de vos biens et monnoye,
Dont vous deussiez le peuple supporter.
Priez pour paix, le vray trésor de joye.

Priez, peuples qui souffrez tyrannie,
Car vos seigneurs sont en telle faiblesse
Qu’ils ne peuvent vous garder pour mestrie,
Ne vous aidier en votre grand destresse.
Loyalx marchans, la selle si vous blesse.
Fort sur le dos, chascun vous vient presser,
Et ne povez marchandise mener.
Car vous n’avez seur passage ne voie,
Et maint péril vous convient-il passer.
Priez pour paix, le vray trésor de joye.

Priez galans, joyeux en compagnie.
Qui despendre désirez à largesse ;
Guerre vous tient la bourse desgarnie.
Priez, amans qui voulez en liesse
Servir amour ; car guerre, par rudesse,
Vous destourbe de vos dames hanter,
Qui maintes fois fait leurs vouloirs tourner,
Et quand tenez le bout de la courroye,
Ung estrangier si le vous vient oster.
Priez pour paix, le vray trésor de joye.

Dieu tout-puissant nous veuille conforter.
Toutes choses en terre, ciel et mer !
Priez vers lui, que brief en tout pourvoye ;
En lui seul est de tous maulx amender ;
Priez pour paix, le vray trésor de joye.
                Charles d’Orléans.

Mais le mot ballade sert aussi très-souvent à désigner une pièce de vers qui n’est pas astreinte à des règles rigoureuses ; alors il devient synonyme de romance, chanson, élégie, légende rimée. Ce qui caractérise ces ballades, dans ce nouveau sens du mot, c’est le choix du sujet et la forme populaire du langage, bien qu’on y rencontre quelquefois de grandes images et des pensées très-élevées : on sait du reste que les images et les grandes pensées, loin d’être étrangères aux hommes du peuple, viennent naturellement sur leurs lèvres quand ils sont sous le coup d’une émotion puissante, ou qu’ils se laissent aller au sentiment du plaisir. Quelquefois ces ballades se distinguent par un sentiment profondément patriotique, comme cette vieille chanson que l’on répète encore à Saint-Valéry en Caux et sur la côte de la Seine-Inférieure, et qui raconte le désespoir de la fille d’un roi de France condamnée à épouser un prince anglais. C’est une allusion évidente au mariage de la fille de Charles VI, Catherine de France, avec Henri V d’Angleterre :

Le roi a fille à marier ;
      À un Anglois la veut donner ;
          Elle ne veut mais :
« Jamais mari n’épouserai s’il n’est françois. »

       La belle ne voulant céder.
       Sa sœur s’en vint la conjurer :
 « Acceptez, ma sœur, acceptez cette fois ;
« C’est pour paix à France donner avec l’Anglois. »

       Et quand ce vint pour s’embarquer,
       Les yeux on lui voulut bander :
« Eh ! ôte-toi, retire-toi ! franc traître Anglois ;
« Car je veux voir jusqu’à la fin le sol françois. »

       Et quand ce vint pour arriver,
      Le châtel étoit pavoisé :
« Eh ! ôte-toi, retire-toi ! franc traître Anglois ;
« Ce n’est pas le drapeau blanc du roi françois. »

      Et quant ce vint pour le souper,
      Pas ne voulut boire ou manger :
« Éloigne-toi, retire-toi ! franc traître Anglois ;
« Ce n’est pas là le pain, le vin du roi françois. »

      Et quand ce vint pour le coucher,
      L’Anglois la voulut déchausser :
« Éloigne-toi, retire-toi ! franc traître Anglois ;
« Jamais homme n’y touchera, s’il n’est françois. »

      Et quand ce vint sur le minuit,
      Elle fit entendre grand bruit ;
Et s’écrioit avec douleur : « Ô roi des rois !
« Ne me laissez entre les bras de cet Anglois. »

      Quatre heures sonnant à la tour,
      La belle finissoit ses jours ;
La belle finissoit ses jours d’un cœur joyeux,
Et les Anglois y pleuroient tous d’un cœur piteux.

Voici quelques autres pièces, soit en vers, soit en prose, qui donneront une idée fort exacte des ballades qu’on pourrait appeler libres, pour les distinguer de celles dont nous avons fait connaître les formes rigoureuses, et qui sont aujourd’hui complètement abandonnées par nos poëtes, sauf le refrain, qu’on voit encore apparaître dans certains cas.

LE DIABLE ET LE SCULPTEUR.

En s’appuyant sur une verte branche
De prunelier à la fraîche senteur,
Sous les habits d’un juif à barbe blanche,
Le Diable un jour s’en va chez un sculpteur :
« Bonjour, l’ami, dit-il d’un ton bizarre ;
J’ai dans ma poche un diamant fort rare
Que j’ai trouvé dans les sables du Nil ;
Il est à toi si, dans le blanc carrare,
Tu reproduis trait pour trait mon profil.

   — J’aime mieux boire mon eau fraîche,
   Et manger mon pain bis, vraiment !
   Je sculpterai plus librement
   L’Homme-Dieu, né dans une crèche :
   Tu peux garder ton diamant.

— Mener de front et misère et génie,
C’est désirer mourir à l’hôpital ;
Donc, entre nous pas de cérémonie !
J’ai beaucoup d’or. Ce précieux métal
Sonne si clair qu’il réveille la gloire !
C’est le clairon annonçant la victoire
Au vrai talent, marchant à la grandeur !
Or, je t’en donne à remplir une armoire.
Si tu me fais beau comme un empereur.

   — J’aime mieux boire mon eau fraîche,
   Et manger mon pain bis, vraiment !
   Je sculpterai plus librement
   L’Homme-Dieu, né dans une crèche :
   Garde ton or, ton diamant.

— On ne vit pas de pain sec et d’eau claire ;
Déride-moi ce front de puritain !
Je te promets un renom populaire,
Un riche hôtel dans le quartier d’Antin,
Je t’enverrai, pour aller a la chasse.
Quatre chevaux blancs de Calatrava ;
À l’Institut chacun te fera place.
Si tu me fais grand comme saint Ignace
Levant les yeux aux pieds de Jehova.

   — J’aime mieux boire mon eau fraîche,
   Et manger mou pain bis, vraiment !
   Je sculpterai plus librement
   L’Homme-Dieu, né dans une crèche :
   Garde chevaux et diamant.

— Décidément, tu n’es pas un artiste ;
Je le vois bien. Non, les fils des Hébreux
Ne feraient pas Jésus à mine triste.
Les bras en croix, cheveux pendants, œil creux !
Je pars : chez toi, je n’ai plus rien à faire.
Taille en granit une vieille Misère !
Drape-la bien d’une robe en lambeau. :
Quand tu seras sous quelques pieds de terre,
Elle ornera ton glorieux tombeau.

   Va, tu peux boire ton eau fraîche.
   Et manger ton pain bis, vraiment !
   Tu sculpteras plus librement
   L’Homme-Dieu, né dans une crèche :
   Moi, je garde mon diamant. »

Et le sculpteur, d’une voix libre et fière,
Répond au juif : « J’aime ma pauvreté !
Elle m’inspire et m’ordonne de faire
L’Homme-Dieu, mort pour la fraternité !
Voilà pourquoi je travaille et je veille… »
Le Diable, alors, en se grattant l’oreille,
Prend son bâton et grommelle en sortant :
« Avec ces gens on ne fait pas merveille ;
Dieu, je le vois, est plus fort que Satan. »
                Barrillot.



DOUCE IGNORANCE.

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.

Hier matin, l’homme du cimetière
Entre chez nous, vêtu d’un habit noir ;
Et puis il prend une petite bière
Sous son grand bras, qui faisait peur à voir :
C’est là-dedans qu’est notre petit frère ;
On l’a porté là-bas, sous le gazon ;
Il aura froid dans la dure saison,
Ainsi couché dans un berceau de terre !

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.

Sous le gazon, sa voix est étouffée ;
S’il crie, ah ! dis, ma sœur, qui l’entendra ?
Peut-être un ange ou quelque blanche fée,
En voltigeant, près de lui descendra.
Pour l’endormir, cette fée aux doigts roses
Appellera le rossignol des bois,
Pour qu’il lut dise, avec sa douce voix,
Ce que le vent chante en berçant les roses.

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.

Et s’il a soif, qui mettra sur sa lèvre
Le lait doré par les gouttes de miel ?
Une mésange, aux branches de genièvre,
Prendra de l’eau que Dieu jette du ciel ;
Dans une fleur, n’est-ce pas, la mésange
Mettra cette eau comme dans un bijou,
Puis étendra son aile sous son cou,
Afin que l’eau ne mouille pas son lange.

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.

Dis-moi, ma sœur, j’ai peur qu’il ne s’effraie
Si son oreille entend, pendant la nuit,
Ce grand oiseau que l’on nomme l’orfraie,
Et qui, dit-on, ne chante qu’à minuit.
Le loup va-t-il autour du cimetière,
Et pourrait-il, ma sœur, entrer dedans ?
Ah ! s’il allait, avec ses grandes dents.
Mordre le bras de notre petit frère !

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.

Maman nous dit que le ciel le protège,
Que pour jamais il est exempt d’ennui ;
Alors, le ciel défendra que la neige
Pendant l’hiver ne s’amasse sur lui ?
Maman nous dit que nous irons dimanche
Semer des fleurs sur sa petite croix ;
Pour qu’il sourie en nous voyant tous trois,
Nous lui mettrons sa belle robe blanche.

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.
                   Barrillot

LES DÉMONS ET LES JEUNES FEMMES.


Il était autrefois, au pays de Touraine,
Un manoir dont la tour, sombre, lourde et hautaine,
Terrifiait et serfs, et félons, et géants ;
Son châtelain Robert prit un jour la croix sainte,
Et s’en alla des pieds du Christ baiser l’empreinte
      Et pourfendre les mécréants.

Mais, tandis qu’en la Perse il fondait quelque empire,
Et que, de ses péchés bien marri, le beau sire
Tâchait de regagner sa part du paradis,
Sa gente dame Yseult et ses trois damoiselles
De festins, d’amour fol, de danses criminelles,
      Profanaient son chaste logis.

Au voisin monastère en vain priaient les nonnes ;
En vain leur vieux prieur vint souvent, après nones,
À faire pénitence inviter le castel…
Folie ! on riait tant des avis du saint homme,
Que les serfs redoutaient sur cette autre Sodome
       De voir tomber le feu du ciel…

Or, écoutez !… un soir que, sous le vent d’orage,
La bannière sifflait, se tordait avec rage,
Qu’aux créneaux les vautours gémissaient éperdus,
Et que dans l’air chargé de lueurs, de ténèbres.
Sourdement résonnaient les aboiements funèbres
      De la mute du prince Artus ;

Ce soir-là même… Yseult, la frivole comtesse,
Yseult, ayant voulu d’amour et de liesse,
Et de volupté folie égayer son donjon,
Près d’elle rassemblait la fleur du voisinage,
Preux et beaux damoisels, seigneurs de haut lignage,
       Filles de comte et de baron.

C’était merveille à voir, dans la vaste grand’salle :
Et guirlandes de fleurs, et liserés d’opale,
Et tentures de moire avec grâce flotter.
Tandis que, projetant des clartés fantastiques,
Plus de vingt lampes d’or aux longs vitraux gothiques
       Avec l’éclair semblaient jouter.

Et sous l’œil, ébloui comme dans l’or d’un songe,
Ondulaient sur les fleurs où leur beau pied se plonge
Nobles servants d’amour au pourpoint élégant,
Et pages gracieux, et donzelles ardentes,
Tournoyant sous les plis de robes transparentes
       Que fait se dresser fil d’argent.

Et sur tous ces damnés brillait un gai sourire,
Et leurs mains se pressaient dans un commun délire
Et leurs pas s’enchaînaient, se brisaient tour à tour
Ces groupes enivrés jusqu’à la blanche aurore
Voulaient rire… et minuit ne sonnait pas encore
       Au beffroi de la grande tour…

Avec grâce pourtant penché sur sa guitare,
Un joyeux troubadour d’une chanson bizarre
Accompagnait les sons de son doux instrument.
Et de sa double voix l’enivrante harmonie
Tantôt seule éclatait, tantôt grondait unie
       Au bruit de la foudre et du vent.

Mais quand Dieu courroucé, du sein de la tempête,
Criait ainsi vengeance et malheur sur leur tête,
Jeunes pages et preux, donzelles et barons,
Plus délirants danseurs, plus radieux convives,
D’un frénétique élan tournaient sous les ogives,
      Comme une ronde de démons.