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auxiliaires de la Providence. » Terminons par ce remarquable jugement de Sainte-Beuve :

« Le flair merveilleux des événements, dit-il, l’art de l’à-propos, la justesse et au besoin la résolution dans le conseil, M. de Talleyrand les possédait à un degré éminent ; mais cela dit et reconnu, il ne songeait après tout qu’à réussir personnellement, à tirer son profit des circonstances : l’amour du bien public, la grandeur de l’État et son bon renom dans le monde ne le préoccupaient que médiocrement durant ses veilles. Il n’avait point la haute et noble ambition de ces âmes immodérées à la Richelieu, comme les appelait Saint-Evremond. Son excellent esprit, qui avait horreur des sottises, n’était pour lui qu’un moyen. Le but atteint, il arrangeait sa contenance et ne songeait qu’à attraper son monde, à imposer et à en imposer. Rien de grand, je le répète, même dans l’ordre politique, ne peut sortir d’un tel fonds. On n’est tout au plus alors, et sauf le suprême bon ton, sauf l’esprit de société, où il n’avait point son pareil, qu’un diminutif de Mazarin, moins l’étendue et la toute-puissance ; on n’est guère qu’une meilleure édition, plus élégante et reliée avec goût de l’abbé Dubois. »

On a prêté à Talleyrand un grand nombre de mots spirituels et piquants, dont beaucoup sont apocryphes ; nous nous bornerons à en citer quelques-uns. C’est lui qui prononça, dit-on, ce mot qui, du reste, caractérise admirablement le célèbre diplomate : « La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée. »

Un jour qu’il dînait, à Londres, chez lord ***, un domestique maladroit renversa la saucière sur la tête de Talleyrand juste à l’endroit où ses longs cheveux blancs se séparaient en deux. Talleyrand ne se plaignit point, il était trop bien élevé pour cela ; seulement, en sortant, il dit : « Je n’ai jamais rien vu d’aussi bourgeois que cette maison. »

On parlait devant lui de la Chambre des pairs, dont il discutait volontiers l’utilité. « Mais enfin, lui dit-on, vous y trouverez des consciences. — Ah ! oui, beaucoup, beaucoup de consciences, répliqua-t-il ; Sémonville, par exemple, en a au moins deux. »

Un solliciteur se présente chez M. de Talleyrand et lui rappelle qu’il lui a promis une place : « C’est juste, dit celui-ci, mais indiquez-moi quelque chose qui vous convienne et qui soit à donner. Vous conviendrez que je n’ai pas le temps de chercher pour vous. »

Au bout de quelques jours arrive le solliciteur, radieux d’espérance : « Monseigneur, telle place est vacante. — Vacante !… Eh bien ! que voulez-vous que j’y fasse ?… Sachez, monsieur, que quand une place est vacante, elle est déjà donnée. »

Quelqu’un disait un jour de M. Thiers devant Talleyrand : « C’est un parvenu. — Dites qu’il est arrivé, » reprit Talleyrand.

Louis XVIII lui demandait un jour comment il s’était arrangé peur renverser le Directoire, puis Bonaparte. Talleyrand, dont la faveur commençait à chanceler, répondit en regardant fixement le roi : « Mon Dieu, sire, je n’ai rien fait pour cela. C’est quelque chose d’inexplicable que j’ai en moi et qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent. »

On a de Talleyrand : Mémoire sur les relations commerciales des États-Unis et Mémoire sur l’utilité de fonder des colonies françaises sur les côtes d’Afrique, qu’il lut à l’Institut en 1797 ; l’Éloge de Reinhard (1838), des discours et plusieurs rapports fort remarquables. Il s’aida, dans la préparation de ces divers écrits, de la collaboration de Panchaud pour les finances, de Des Renaudes pour l’instruction publique, de d’Hauterive et de La Besnardière pour ce qui concernait la politique. Enfin, il a écrit des Mémoires qui, d’après sa dernière volonté, ne devaient paraître que trente ans après sa mort, c’est-à-dire en 1868 ; mais la publication en a été reculée jusqu’en 1896. Voici pourquoi. En 1866, Napoléon III ayant désiré savoir ce que contenaient ces Mémoires, il lui en fut communiqué quelques cahiers et il constata que, sur divers points, ils étaient en contradiction flagrante avec le Mémorial de Sainte-Hélène, ce qui le contraria vivement. La famille de Valençay, héritière du prince de Talleyrand, se disposant, suivant le vœu du diplomate, à commencer la publication des Mémoires aussitôt que le délai serait expiré, l’empereur fit appeler à Paris le baron Charles de Talleyrand, petit-fils du prince, et le pria d’intervenir. De là une convention par laquelle la publication des Mémoires fut, d’un commun accord, reculée de trente ans. C’est pour reconnaître cette complaisance de la famille de Valençay que Napoléon III fit, en faveur du second fils du duc, revivre le titre de duc de Montmorency, l’aîné étant prince de Sagan.

Parmi les ouvrages que l’on peut consulter avec fruit sur Talleyrand, outre les Histoires de la Révolution, de l’Empire, de la Restauration, et l’Histoire de Dix ans, de Louis Blanc, cous citerons les Mémoires tirés des papiers d’un homme d’État ; Napoléon et Marie-Louise, par Meneval ; Notice sur Talleyrand, par Mignet ; M. de Talleyrand, par Villemarest (1834) ; Vie politique du prince de Talleyrand, par Sallé (1834) ; Histoire de la vie et de la mort du prince de Talleyrand, par Dufour de La Thuilerie (1838) ; Essai sur Talleyrand, par sir Henri Lytton Bulwer, traduit par M. G. Perrot (1868) ; l’Étude sur Talleyrand, de Sainte-Beuve (1869) ; Souvenirs intimes de M. de Talleyrand, par Amédée Pichot (1870), etc.


TALLEYRAND (Auguste-Louis, comte de), diplomate français, fils du maréchal de camp, baron Louis-Marie-Anne de Talleyrand-Périgord, mort en 1799, et neveu du cardinal, né à Paris en 1770, mort à Milan en 1832. Son père ayant été nommé, en 1788, ambassadeur de France à Naples, il le suivit dans cette ville et ne rentra en France que sous le consulat. Grâce à la protection de son cousin, le prince de Bénévent, il devint chambellan de Napoléon, ministre plénipotentiaire à Bade (1808), passa au même titre en Suisse cette même année, continua à occuper ce poste sous Louis XVIII jusqu’en 1823 et entra, en 1825, à la Chambre des pairs. En 1830, il refusa de prêter serment à Louis-Philippe et rentra dans la vie privée. Ce fut lui qui prépara et signa les capitulations pour les régiments suisses à la solde de la France. Il a publié : Réflexions sur le renouvellement intégral et septennal de la Chambre des députés (Paris, 1824, in-8o).


TALLEYRAND (Alexandre, baron DE), administrateur et diplomate français, frère du précédent, né à Paris en 1776, mort à Ternand (Rhône) en 1839. Il suivit son père à Naples, s’y fit naturaliser pendant la Révolution et devint major dans l’armée napolitaine. De retour en France en 1802, il se borna, sous l’Empire, à remplir les fonctions de maire de La Ferté-Saint-Aubin (Loiret) et devint, à la première Restauration, préfet du Loiret. Pendant les Cent-Jours, il suivit Louis XVIII à Gand, remplit une mission diplomatique à Vienne et, après la bataille de Waterloo, il revint prendre possession de sa préfecture. Les Prussiens, qui étaient en ce moment maîtres d’Orléans, ayant exigé une contribution de guerre de 4, 000.000 de francs, il refusa de la leur donner, fut arrêté et conduit à Saint-Cloud. Pour le récompenser de sa fermeté, le roi lui donna le titre de conseiller d’État, et le département du Loiret, qu’il continua d’administrer, l’envoya siéger à la Chambre des députés. En 1820, il passa à la préfecture de l’Aisne, puis fut successivement appelé à celles de l’Allier (1822), de la Nièvre (1828), de la Drôme (1830), du Pas-de-Calais (1831). Il s’était entièrement rallié au gouvernement de Louis-Philippe, qui le nomma ministre plénipotentiaire à Florence (1833), ambassadeur à Copenhague et lui donna, en 1838, un siège à la Chambre des pairs.


TALLEYRAND-PÉRIGORD (Alexandre-Edmond, duc DE DINO, puis duc DE), prince de Sagan, général français, neveu du prince de Bénévent, né à Paris en 1787. Devenu aide de camp du prince de Neufchâtel, il se signala par sa bravoure à la bataille d’Essling, obtint en 1812 le grade de colonel, tomba entre les mains de l’ennemi à Borak (1813), recouvra peu après la liberté et fit la campagne de France. À son arrivée en France, Louis XVIII le nomma maréchal de camp (1814) et, après les Cent-Jours, lui donna le commandement d’une brigade de la garde. Pour reconnaître les services que le prince de Bénévent lui avait rendus au congrès de Vienne, le roi de Naples, Ferdinand Ier, conféra, en 1817, à ce dernier le titre de duc de Dino, qui, sur la demande du célèbre diplomate, fut transféré à son neveu A.-Edmond de Talleyrand-Périgord. Ce dernier reçut, en 1821, la croix de grand officier de la Légion d’honneur, prit part, en 1823, à l’expédition d’Espagne, se fit remarquer en combattant près de Vich contre le général Palencia et fut promu, cette même année, lieutenant général. En 1829, le roi érigea en duché sa terre de Valençay, qu’il transmit à son fils aîné. Le duc de Dino, devenu duc de Talleyrand à la mort de son père, avait épousé, en 1809, Dorothée, fille de Pierre, duc de Courlande, née en 1793, morte en 1862, et qui avait reçu, par investiture royale en 1845, le titre de duchesse de Sagan. — De cette union naquirent deux fils:Napoléon-Louis, duc de Valençay, né en 1811 et pair de France en 1845 ; Alexandhe-Edmond, duc de Dino, et une fille, Joséphine-Pauline, née en 1820 et devenue femme du marquis Henri de Castellane. Napoléon-Louis, duc de Valençay, a eu de son mariage avec Anne-Louise-Alix de Montmorency, morte en 1858, deux fils ; Boson, prince de Sagan, né en 1832, et Nicolas-Raoul-Adalbert de Talleyrand-Périgord, né en 1837. Ce dernier a obtenu de Napoléon III, en 1864, un décret qui l’investissait du titre de duc de Montmorency, éteint en la personne de son oncle maternel (1862). La famille de Montmorency ne se borna point à protester; elle intenta devant le tribunal de la Seine une demande en annulation du décret impérial, mais elle fut déboutée de sa demande. En 1866, le nouveau duc de Montmorency a épousé la fille du marquis de Las Marismas.


TALLEYRAND-PÉRIGORD (Charles-Angélique, baron DE) diplomate français, né en 1813. Il est fils du baron Alexandre, mort pair de France en 1838. Après avoir été secrétaire d’ambassade à Lisbonne, à Madrid, a Saint-Pétersbourg, à Londres, il remplit les fonctions de ministre à Weimar, à Bade, à Turin, à Bruxelles, succéda en 1861 au comte de Montessuy comme ministre plénipotentiaire près du roi des Belges et fut nommé, en 1862, ambassadeur à Berlin. Il remplit ce poste difficile pendant deux ans, reçut du roi de Prusse les insignes de l’Aigle-Noir, et passa, en remplacement du duc de Montebello, à Saint-Pétersbourg, où il a résidé de novembre 1864 à novembre 1869. À cette époque, il fut remplacé dans son poste par le général Fleury et revint en France occuper au Sénat un siège qui venait de lui être donné en octobre de la même année.


TALLIEN (Jean-Lambert), conventionnel, célèbre thermidorien, né à Paris en 1769, mort en 1820. Il reçut une éducation assez soignée, aux frais du marquis de Bercy, chez qui son père était maître d’hôtel. D’abord clerc de notaire, employé dans les bureaux ministériels du commerce et des finances, il embrassa la cause de la Révolution avec toute la fougue de la jeunesse, s’attacha au constituant Broustaret en qualité de secrétaire, entra, comme prote, à l’imprimerie du Moniteur, fonda, au Palais-Royal, un club des deux sexes, sous le nom de Société fraternelle, et acquit une certaine notoriété en rédigeant l’Ami des citoyens (1791), journal-affiche où il prêcha de bonne heure les principes républicains. Après l’arrestation de Louis XVI à Varennes, il fut un de ceux qui demandèrent sa déchéance avec le plus de vigueur, et il figura dans la plupart des mouvements qui amenèrent la chute du trône. Membre et secrétaire-greffier de la Commune insurrectionnelle du 10 août 1792, il attacha son nom à toutes les mesures révolutionnaires prises par ce corps. On l’accuse même, mais sans preuve, d’être le principal ordonnateur des horribles massacres de septembre. Le département de Seine-et-Oise le nomma député à la Convention. Dès les premières séances, il eut à défendre la Commune de Paris contre les attaques passionnées de la Gironde. Au commencement du procès du roi, il demanda qu’il fût séparé de sa famille, et vota ensuite pour la mort sans appel ni sursis. Il prit la défense de Marat mis en accusation par les girondins, se montra l’implacable adversaire de ceux-ci au 31 mai 1793, remplit une mission dans la Vendée, repoussa, à son retour, les calomnies dirigées contre Rossignol, et fut chargé, au fort de la Terreur, d’aller organiser le gouvernement révolutionnaire à Bordeaux. Après avoir montré dans cette ville une rigueur inouïe, il changea tout à coup de conduite. Mme  de Fontenay, très-belle personne qu’il venait de tirer d’une prison où elle était détenue comme suspecte, avait opéré cette métamorphose. Pour obtenir sa main, il fit un retour tellement brusque vers la modération, que le comité de Salut public dut le rappeler. À peine était-il revenu à Paris qu’il se vit entouré des espions de Robespierre, et que Robespierre lui-même le fit exclure des Jacobins. C’était sa sentence de mort. Il fallait ou qu’il se résignât à mourir, ou qu’il devançât son redoutable adversaire. L’arrestation de sa maîtresse, prélude significatif, ne lui permit plus d’hésiter. Il s’entend avec d’autres députés aussi menacés que lui, et, le 9 thermidor, au moment où Saint-Just commence un discours où la plupart des membres des comités sont nominalement voués à la proscription, il l’arrête court, en faisant remarquer que cette harangue n’est que la suite de celle de Robespierre, qui, la veille, avait déjà soulevé un violent orage : « Je demande, dit-il, que le rideau soit entièrement déchiré. » Alors, les récriminations contre Robespierre partent de tous les côtés de la salle, mais, comme il s’aperçoit que l’on se perd dans des faits particuliers, il s’écrie : « Je demandais tout à l’heure qu’on déchirât le voile. Je viens d’apercevoir avec plaisir qu’il l’est entièrement… Tout annonce que l’ennemi de la représentation nationale va tomber sous ses coups… Je me suis imposé jusqu’ici le silence, parce que je savais d’un homme qui approchait le tyran de la France qu’il avait formé une liste de proscription. Je n’ai pas voulu récriminer ; mais j’ai vu se former l’armée du nouveau Cromwell, et je me suis armé d’un poignard pour lui percer le sein, si la Convention nationale n’avait pas le courage de le décréter d’accusation. » En même temps, il fit briller son poignard aux yeux de l’Assemblée, qui, électrisée par cette mise en scène, décrète l’arrestation de Robespierre et de ses amis, sans vouloir les entendre. Entré, trois jours après, au comité de Salut public, il se mit à la tête de la réaction, fit supprimer le tribunal révolutionnaire, fermer le club des Jacobins, mettre en jugement Fouquier-Tinville, Carrier et Lebon, rapporter la loi du maximum et abolir les comités révolutionnaires. Il contribua puissamment à la répression du mouvement populaire du 2 prairial an III ; mais, envoyé comme commissaire à l’armée de Hoche, il déploya une égala énergie contre les royalistes de Quiberon ; et défendit avec beaucoup de vigueur, au 13 vendémiaire, la Convention attaquée par les ennemis de la république. Avec la session conventionnelle finit son influence. Devenu membre du conseil des Cinq-Cents, il se trouva en butte aux partis extrêmes ; pendant que les royalistes lui reprochaient sa conduite révolutionnaire, l’accusaient hautement des massacres de Septembre, les républicains le repoussaient comme un renégat. À la fin de son mandat, il ne fut pas réélu ; sa femme elle-même l’abandonna. C’est au milieu de ce délaissement général que Bonaparte, en reconnaissance de la protection qu’il en avait reçue naguère, l’emmena avec lui en Égypte, en qualité de savant. Tallien rédigea la Décade égyptienne, devint successivement membre de l’Institut du Caire, administrateur de l’enregistrement et des domaines, s’embarqua pour la France sur l’ordre de Menou, fut fait prisonnier pendant la traversée et conduit à Londres, où les whigs lui firent une réception enthousiaste (1801). Tout ce qu’il put obtenir à son retour en France fut le poste de consul à Alicante. Atteint de la fièvre jaune dans cette ville, il y perdit un œil, et revint à Paris, où son traitement lui fut continué jusqu’à la fin de l’Empire. À l’époque de la Restauration, il dut vendre sa bibliothèque pour subsister. Ayant été compris dans la loi contre les régicides, en 1816, il pria Eugène Beauharnais de lui faire obtenir l’autorisation de résider en Bavière, sous le nom de Lambert, avocat ; mais il continua de résider secrètement à Paris.


TALLIEN (Thérésia CABARRUS, Mme), femme du précédent, une des héroïnes de la Révolution française et du Directoire, née à Saragosse vers 1770, morte au château de Chimay (Belgique) le 15 janvier 1835. Elle était fille du comte de Cabarrus, qui fut depuis ministre des finances en Espagne, sous Ferdinand VII et Joseph Bonaparte. Venue à Paris, avec son père, à l’âge de quatorze ou quinze ans, elle fut aussitôt présentée dans les salons, qui, quelques mois après, allaient se fermer à la voix formidable de Mirabeau. Sa beauté éblouissante, quoique à peine épanouie encore, non moins que la fortune et le crédit de M. Cabarrus, qui avait été ambassadeur d’Espagne à la cour de France, lui firent bientôt une cour nombreuse d’adorateurs. La jeune Espagnole en choisit un parmi eux:c’était un conseiller au parlement de Paris, le marquis Davin de Fontenay. En dépit de sa robe et de son rabat, le marquis était un de ces jeunes fous qui continuaient la scandaleuse existence des épicuriens de la Régence et qui se laissaient glisser sans souci vers l’abîme. Bientôt la fortune qu’avait apportée en mariage la fille du riche financier espagnol fut dissipée. Presque en même temps la Révolution éclata. Le marquis de Fontenay émigra lors des massacres de septembre, et sa femme profita d’un des derniers décrets de l’Assemblée législative pour obtenir son divorce. Elle s’occupait beaucoup plus de galanterie que de politique ; cependant elle adopta avec une certaine ferveur les principes révolutionnaires. « Une légende anglaise, dit Michelet, circulait, qui avait donné à nos Françaises une grande émulation. Mistress Macaulay, l’éminent historien des Stuarts, avait inspiré au vieux ministre Wilson tant d’admiration pour son génie et sa vertu, que dans son église même il avait consacré sa statue de marbre comme déesse de la Liberté. Peu de femmes de lettres alors qui ne rêvent, d’être la Macaulay de France. La déesse inspiratrice se retrouve dans chaque salon. » Dans le salon de la marquise de Fontenay il y en eut une, et ce fut la maîtresse de la maison. Elle ne se borna pas à saluer la Révolution ; dans son enthousiasme, elle voulut, comme Mme  Roland, aider à la grande œuvre de rénovation et elle adressa à la Convention une remarquable pétition sur les droits politiques des femmes. Ce morceau d’éloquence débutait ainsi :

« Citoyens représentants, lorsque la morale est plus que jamais à l’ordre du jour de vos grandes délibérations ; lorsque chacune des factions que vous terrassez vous ramène, avec une force nouvelle, à cette vérité si féconde, que la vertu est la vie des républiques et que les bonnes mœurs doivent maintenir ce que les institutions populaires ont créé, n’a-t-on pas raison de croire que votre attention va se porter avec un pressant intérêt vers la portion du genre humain qui exerce une si grande influence ? Malheur, sans doute, aux femmes qui, méconnaissant la belle destination à laquelle elles sont appelées, affecteraient, pour s’affranchir de leurs devoirs, l’absurde ambition de s’approprier ceux des hommes et perdraient ainsi les vertus de leur sexe sans acquérir celles du vôtre ! Mais ne serait-ce pas aussi un malheur si, privées, au nom de la nature, de l’exercice de ces droits politiques d’où naissent et les résolutions fortes et les combinaisons sociales, elles se croyaient fondées à se regarder comme étrangères à ce qui en doit assurer le maintien, et même à ce qui peut en préparer l’existence, etc. »

Malgré ses idées républicaines, Mme  de Fontenay quitta Paris lorsqu’elle vit la Terreur s’accentuer et résolut d’aller retrouver son père à Madrid. Elle fut arrêtée à Bordeaux, où Tallien venait d’être envoyé en mission pour faire monter à l’échafaud les derniers débris de la Gironde. Il avait installé un tribunal révolutionnaire, et la guillotine était en permanence. Mme  de Fontenay échappa, grâce à sa beauté, au sort inévitable des suspects ; le proconsul n’eut qu’à la voir pour en tomber éperdument amoureux. Elle lui céda, avec répugnance peut-être, mais il y allait de sa vie, et, devenue sa maîtresse, elle prit sur lui un grand ascendant. Le proconsul, jusqu’alors implacable, devint débonnaire, et, dans la seconde