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Rousseau n’étaient que des imitateurs. Toute richesse d’imagination, tout relief du vers sont proscrits, sous prétexte de goût. Imaginer, au fond, n’est que se souvenir, s’écrie Laharpe ; et, d’après ce précepte de l’Aristarque, on refait plus pâles et plus froides encore les tragédies de Campistron et de Voltaire. Chateaubriand lança coup sur coup le Génie du christianisme, Atala, René, la traduction du Paradis perdu, les Martyrs, et l’ère de la rénovation fut ouverte.

Le Génie du christianisme, œuvre de parti pris, avec les défauts des œuvres de ce genre, en eut les avantages. La traduction du Paradis perdu, aujourd’hui encore, demeure un chef-d’œuvre d’exactitude. Chateaubriand connaissait aussi Shakspeare ; il vit l’Orient, il explora les forêts vierges et les solitudes du nouveau monde. De là Atala, René, ces admirables épisodes, pleins de chaleur et de douleur concentrées ; de là les Natchez et leurs inégalités, de là les Martyrs et leurs épisodes de Velléda et du combat des Francs, dont la lecture décida de l’avenir d’Augustin Thierry : « Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée ! Nous avons lancé la francisque à deux tranchants ; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie ; le corbeau nageait dans le sang des morts ; tout l’Océan n’était qu’une plaie ; les vierges ont pleuré longtemps ! Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée. Nos pères sont morts dans les batailles ; tous les vautours en ont gémi ; nos pères les rassasiaient de carnage ! Choisissons des épouses dont le lait soit du sang et qui remplissent de valeur le cœur de nos fils. Pharamond, le bardit est achevé, les heures de la vie s’écoulent ; nous sourirons quand il faudra mourir. » Quelle impression profonde dut exercer sur les esprits cette poésie nouvelle, sauvage et forte, jusque‑là si complètement inconnue !

Mme de Staël aida puissamment à la rénovation par son livre De l’Allemagne, dans lequel elle révéla à la France Goethe, Schiller, Kant, Hegel. Dès cette époque (1802), il s’établit, en dehors de la littérature officielle, toujours roide et comme momifiée dans une pose convenue, une sorte de courant souterrain qui fut longtemps sans pouvoir se faire jour. Lorsque Lamartine fit, en 1820, paraître ses Méditations, ce fut comme une surprise. On ne connaissait pas encore cette corde intime de la poésie personnelle qui s’abandonne à ses sentiments ; car Byron, le poëte personnel lui aussi, mit toujours un masque à ses larmes ou à son sourire. Deux ans après les Méditations un nouveau recueil de poésies parut, un volume d’Odes. L’auteur avait seize ans à peine et s’appelait Victor Hugo.

« Bientôt, dit Sainte‑Beuve, il se forma dans des boudoirs aristocratiques une petite société d’élite, une espèce d’hôtel de Rambouillet, adorant l’art à huis clos, cherchant dans la poésie un privilège de plus, rêvant une chevalerie dorée, un joli moyen âge de châtelaines, de pages et de marraines, un christianisme de chapelles et d’ermites. » On reconnaît là la double influence de Chateaubriand et de Walter Scott. Mais chaque volte-face littéraire a ses excès. La poésie vibrante et vivante eut le sien : on tomba tout d’abord dans la sensiblerie ; l’élégie fut à la mode. Nous renvoyons à la Muse française, le recueil qui enregistrait les productions poétiques d’alors ; on y trouve à profusion des Jeune malade, Sœur malade, etc. Le ridicule mit fin à cette fièvre d’élégies à froid. Un écrivain railleur en proposa une sur ce thème burlesque : l’Oncle à la mode de Bretagne en pleine convalescence, et la fureur s’arrêta. Parmi les rédacteurs de la Muse française nous lisons les noms de Hugo, de Vigny, d’Émile Deschamps et de Mmes Desbordes-Valmore, Tastu, Sophie et Delphine Gay (cette dernière fut depuis Mme de Girardin). Tout ce bataillon de l’avenir marche sous les ordres du chef illustre, « sous l’étendard duquel il faut marcher en morale comme en poésie, en religion comme en politique, si l’on veut aller droit et loin. » Toujours Chateaubriand. C’est Victor Hugo qui s’exprime ainsi, rendant largement, on en conviendra, à l’auteur d’Atala la monnaie de l’Enfant sublime. » Les nouvelles Méditations de Lamartine parurent en 1823, et les Odes et Ballades en 1824. Ces œuvres affirmaient victorieusement une nouvelle forme, supérieure à celle que professaient les académies, et aujourd’hui considérée parfaitement comme telle par tout le monde. La révolution aurait donc pu s’accomplir pacifiquement et ne pas prendre ce caractère excessif de réaction contre les vieilles doctrines ; on eût économisé ainsi la somme de force que fait perdre toute réaction violente, en entraînant les esprits beaucoup plus loin qu’ils n’auraient voulu. Il en fut autrement. Les derniers représentants de la tradition et des procédés classiques s’indignèrent de ce qu’on suivait une voie nouvelle, si rationnelle que fût cette nouveauté, et, abritant leurs pauvretés, leur manque absolu d’imagination et de style derrière les grands noms de Racine et de Corneille, qu’ils prétendirent attaqués en leur personne par les novateurs, ils entaillèrent résolument la lutte. À l’ardeur des principes littéraires vint se joindre celle des principes politiques ; car il faut remarquer que les romantiques étaient royalistes et les classiques libéraux ; par une curieuse interversion qu’on ne pourrait expliquer qu’en refaisant l’histoire de l’Empire et de la Restauration, ceux qui prêchaient le libéralisme dans l’art étaient absolutistes en politique, et, par contre, les libéraux ne voulaient pas souffrir la moindre émancipation dans le domaine littéraire. On en vint aux mains dès la publication des premiers volumes de vers de Victor Hugo, ceux qui aujourd’hui nous semblent le plus se rapprocher du goût classique, mais que l’école de Delille, d’Adrien et de Luce de Lancival trouvait barbares. Baour‑Lormian tira son Canon d’alarme. Le langage de l’académicien n’avait rien de bien parlementaire ; il traitait les romantiques de pourceaux, à l’aide d’une périphrase :

Il semble que l’excès de leur stupide rage
A métamorphosé leurs traits et leur langage ;
Il semble, à les voir grognant sur mon chemin,
Qu’ils ont vu de Circé la baguette en ma main.

Népomucène Lemercier appela sur eux les sévérités du parquet et s’écria :

Avec impunité les Hugo font des vers !

Le Constitutionnel se demandait s’il ne se trouverait pas enfin, parmi les auteurs dramatiques, un Molière ou un Regnard pour livrer les romantiques à la risée publique, dans une bonne comédie en cinq actes, et M. Duvergier de Hauranne, futur collègue de Victor Hugo à l’Académie, répondait : « Le romantisme n’est pas un ridicule, c’est une maladie comme le somnambulisme ou l’épilepsie. Un romantique est un homme dont l’esprit commence à s’aliéner. Il faut le plaindre, lui parler raison, le ramener peu à peu ; mais on ne peut en faire le sujet d’une comédie ; c’est tout au plus celui d’une thèse de médecine. » C’est à ces inepties que répondit la préface de Cromwell. Ce que proclame cette préface, tant de fois analysée, c’est le libéralisme dans l’art, c’est‑à‑dire le droit pour l’écrivain de n’accepter en fait de règle que sa propre fantaisie ; de faire, s’il lui plaît, coudoyer le grotesque par le sublime et d’envisager toute chose à son point de vue personnel. Résumant avec une concentration merveilleuse l’histoire de la poésie, Victor Hugo s’exprimait en ces termes : « La poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité. Les rapsodes marquent la transition des poëtes lyriques aux poëtes épiques, comme les romanciers des poëtes épiques aux poëtes dramatiques. Les historiens naissent avec la seconde époque, les chroniqueurs et les critiques avec la troisième… La poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame comme ils se croisent dans la vie et dans la création… Tout ce qui est dans la nature est dans l’art. » Ce manifeste était précis, et, en s’attaquant dès le début au théâtre, Victor Hugo attaquait l’ennemi de front. Joignant l’habileté au talent, il eut soin de proclamer plus haut que ses adversaires les merveilles des maîtres passés, Corneille, Racine, Molière, qu’on lui opposait sans cesse. Le retour au vrai, telle était la conclusion de cette préface, de ce manifeste du romantisme. Tout ce qui pensait, tout ce qui avait encore souci de la grandeur des lettres en comprit la portée. Dans le livre de Mme Hugo (Victor Hugo, par un témoin de sa vie), nous trouvons le récit d’une conversation qui eut lieu vers cette époque entre M. Hugo et Talma. Ce qu’y dit le grand acteur tragique est caractéristique. « L’acteur n’est rien sans le rôle et je n’ai jamais eu un vrai rôle, dit Talma. Je n’ai jamais eu de pièce comme il m’en aurait fallu. La tragédie, c’est beau, c’est noble, c’est grand. J’aurais voulu autant de grandeur avec plus de réalité : un personnage qui eût la variété et le mouvement de la vie, qui ne fût pas tout d’une pièce, qui fût tragique et familier, un roi qui fût un homme. Tenez, m’avez‑vous vu dans Charles VI ? J’ai fait de l’effet en disant : Du pain ! je veux du pain ! C’est que le roi n’était plus là dans une souffrance royale, il était dans une souffrance humaine ; c’était tragique et c’était vrai ; c’était la souveraineté et c’était la misère ; c’était un roi et c’était un mendiant. La vérité ! voilà ce que j’ai cherché toute ma vie. Mais que voulez‑vous ? je demande Shakspeare, on me donne Ducis. À défaut de vérité dans la pièce, j’en ai mis dans le costume. »

Tout le monde en convenait ; le besoin d’une littérature renouvelée se faisait sentir. Eugène Delacroix, le grand peintre, écrivait à Victor Hugo : « Envahissement général ! Hamlet lève sa tête hideuse, Othello prépare son oreiller essentiellement occiseur et subversif de toute bonne police dramatique. Le roi Lear va s’arracher les yeux devant un public anglais. Il serait de la dignité de l’Académie de déclarer incompatible avec la morale publique toute importation de ce genre. Adieu le bon goût. Apprêtez-vous dans tous les cas une bonne cuirasse sous votre habit. Craignez les poignards classiques. » Dans cette lettre, E. Delacroix faisait allusion aux représentations que venaient donner à l’Odéon des acteurs anglais de passage à Paris ; il fallait que l’opinion se fût singulièrement prononcée en faveur de l’école nouvelle pour que le public, non‑seulement supportât, mais applaudit les rudes chefs-d’œuvre du poëte anglais. 

Mais autre chose était la représentation des chefs-d’œuvre étrangers et autre chose celle de pièces nouvelles, originales, conçues dans les mêmes idées. On ne siffle pas un livre non plus qu’une préface ; c’était au théâtre qu’on attendait les nouveaux venus ; ces nouveaux venus alors étaient, avec Hugo, Alfred de Vigny et Émile Deschamps. Nous ne comptons pas Lamartine, qui ne songeait pas au théâtre. Nous ne comptons pas davantage Vitet, qui venait de publier les États de Blois, scènes dramatiques du temps de la Ligue et de Henri III, et Mérimée, l’auteur ingénieux du Théâtre de Clara Gazul ; ni les États de Blois ni le Théâtre de Clara Gazul n’étaient possibles à la scène, et les auteurs se fussent gardés de les y porter. C’était donc à qui ouvrirait le feu. Alfred de Vigny allait se risquer par sa traduction d’Othello, quand un jeune homme de vingt‑sept ans, un inconnu, hier employé dans les bureaux de la maison d’Orléans, obtint au Théâtre-Français un succès éclatant. Le lendemain, Alexandre Dumas était célèbre ; le drame s’appelait Henri III. La pièce (v. Henri III et sa cour) est un peu lourde et a beaucoup vieilli ; mais elle contenait assez de scènes osées pour soulever des orages. La scène de la sarbacane, premier essai du grotesque dans le drame, réussit au delà des prévisions de l’auteur. La grande scène du troisième acte, où le duc de Guise force sa femme, en lui broyant les poignets, à donner un rendez‑vous à Saint‑Mégrin, stupéfia la salle et, l’étonnement passé, entraîna le succès ; il fut inouï, écrasant. On put dire dès ce jour que la cause de la nouvelle école était gagnée. La bataille cependant n’était pas finie. Othello parut, et la critique aux abois en annonce ainsi dans un journal du temps la première représentation : « On arrivait à la représentation du More de Venise comme à une bataille dont le succès devait décider d’une grande question littéraire. Il s’agissait de savoir si Shakspeare, Schiller et Goethe allaient chasser de la scène française Corneille, Racine et Voltaire. » C’était de la mauvaise foi, mais de la mauvaise foi habile ; la question ainsi déplacée donnait raison à ceux qui la posaient. On ne chassait pas plus les maîtres de l’art de leur Parnasse séculaire que la bourgeoisie ne chassait l’aristocratie des positions que depuis la commencement de la monarchie elle occupait ; on demandait simplement, comme l’a dit ingénieusement un écrivain, que «  la liberté des cultes littéraires fût proclamée. » Othello réussit malgré une opposition admirablement organisée. Les classiques s’abordaient dans les corridors du théâtre en se disant : « Comment trouvez-vous Othello ? — C’est beau mais Iago ! c’est bien plus beau. » Et tous de répéter sur des intonations de miaulement les plus discordantes : «  Iago ! Iago. » Rien n’y fit ; la salle fut subjuguée devant ces sombres rugissements de la jalousie africaine que le timide Ducis avait su moduler avec art. On frémit à ces vers d’Othello :

Attends, femme ! j’arrive.
Ton sang bientôt versé par mon bras satisfait
Va couler sur ce lit qu’a souillé ton forfait.

La voie était non‑seulement ouverte, mais presque déblayée ; Victor Hugo vint à la rescousse ; son drame de Cromwell était beaucoup trop considérable pour être joué ; le poëte reprit la plume et écrivit Marion Delorme, que la censure arrêta. Victor Hugo, infatigable, créa Hernani, et la bataille décisive eut lieu.

La révolution spéciale du théâtre nous a entraînés jusqu’en 1829 ; revenons sur nos pas et voyons ce que devenaient les livres. Toute une littérature nouvelle, originale et forte, continuait à naître. Nous avons cité les Odes de Hugo, les Méditations de Lamartine. En 1826, Bug‑Jargal parut. Avant Bug‑Jargal avait paru Han d’Islande, livre monstrueux où se rencontrent pourtant de belles pages ; tout se renouvelait, et c’était, après la poésie, le tour du roman. En 1828 parurent les Orientales et le Dernier jour d’un condamné ; en 1831, Notre‑Dame de Paris.

À côté de Victor Hugo, de Lamartine et d’Alfred de Vigny, toute une pléiade ardente et jeune se ruait à la bataille de l’indépendance de l’art. Sainte‑Beuve, l’auteur du Tableau de la littérature au XVIe siècle, après avoir ressuscité Ronsard, du Bellay, l’ancienne pléiade enfin, passait lui aussi de critique poëte, sous le pseudonyme de Joseph Delorme. Qu’on relise la pièce intitulée le Cénacle. Ces temps sont bien loin de nous ; c’étaient ceux de l’enthousiasme et de la fraternité ; le poëte s’écriait :

Ne désespérons point, poëtes de la lyre,
            Car le siècle est à nous !

À Sainte‑Beuve vint se joindre Théophile Gautier, déjà le poëte de la forme par excellence. L’impulsion était donnée ; elle ne s’arrêta plus.

Nous nous contentons de rappeler les noms des chefs de l’école romantique : Hugo, Lamartine, de Vigny, Dumas, Th. Gautier, Sainte‑Beuve, et d’énoncer leurs plus belles œuvres, qui sont séparément analysées ailleurs. Mais il nous faut aussi parler des écrivains secondaires, aujourd’hui oubliés pour la plupart, qui, sous la bannière éclatante de ces chefs, combattirent à leur manière pour l’indépendance de l’art. L’excentrique Pétrus Borel publiait son livre des Rhapsodies (1832) ; Philothée O’Neddy, ses poésies intitulées Feu et flamme ; Régnier Détourbet un épouvantable roman, Louisa ou les Douleurs d’une fille de joie, dévergondage de mœurs et de style qui apparaissait, après le long esclavage des lettres, comme la Régence après Mme de Maintenon ; Aloysius Bertrand composait ces jolis poëmes en prose recueillis sous le titre de Gaspard de la nuit et qui ont inspiré Charles Baudelaire ; Pétrus Borel revenait à la charge avec sa Mme Putiphar.

Dès 1829, Alfred de Musset avait publié ses premières poésies, Contes d’Espagne et d’Italie. Ici, l’influence de Byron était palpable ; mais, fondu avec l’esprit français, que le poëte de Namouna possède à un si haut degré, le scepticisme de Byron produisit une œuvre originale et personnelle. Un autre écrivain, Émile Deschamps, se tourna vers l’Espagne, lui aussi, mais c’est seulement pour nous faire connaître, dans une heureuse imitation poétique, les beautés du Romancero. La Romance du roi Rodrigue demeure encore aujourd’hui son meilleur titre à la postérité. Antony Deschamps, son frère, étudia l’Italie et nous donna d’admirables dessins poétiques dignes de rivaliser avec ceux des maîtres. En même temps que la poésie s’affirmait ainsi victorieuse, le roman, lui aussi, sortait des limbes où on l’avait si longtemps enfoui : George Sand paraissait et donnait Indiana, cette œuvre de révolte et de douleur ; Balzac posait la première pierre de la Comédie humaine, ce monument immortel qui défie les siècles, et Alexandre Dumas créait en France le roman historique par ces merveilleux récits de combats et d’aventures qui sont dans les mémoires de tous et dont on ferait plus de cas si l’auteur ne les avait pas tant prodigués. Le chef avoué de l’école poursuivait également sa tâche : à Marion Delorme, jouée avec éclat, succédait le Roi s’amuse ; au Roi s’amuse, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo, les Burgraves. On touchait à 1843 ; une réaction classique assez violente éclata. Un jeune homme, Francis Ponsard, auteur d’une tragédie classique (Lucrèce), fut choisi pour être opposé au père des Burgraves. Une cabale alla siffler cette dernière œuvre et applaudir l’œuvre rivale. Ce soir‑là naquit l’école du bon sens, représentée ensuite par Émile Augier, qui l’a depuis longtemps désertée et par M. Ponsard, qui lui est resté fidèle jusqu’à sa mort.

Mais le romantisme ne fut pas vaincu pour cela ; jamais époque ne fut plus féconde en talents littéraires, et c’est au romantisme qu’elle les doit. On peut dire qu’au théâtre comme dans le livre ce fut lui qui triompha uniquement, et le discrédit où est tombée la tragédie le dit assez.

La révolution qu’a faite le romantisme a été une révolution de forme et de fond ; au vers roide et symétrique du XVIIe siècle, le romantisme a substitué un vers souple et puissant. D’autres différences que la richesse de rime, le déplacement de la césure, distinguent le vers romantique du vers classique : c’est le plein du vers, la vigueur, l’énergie, l’audace du mot propre surtout. La révolution a été radicale. Il est des gens qui s’imaginent que le romantisme a été un accident, une catastrophe, comme on l’a dit de la révolution de 1848, une invasion de barbares un instant subie et heureusement repoussée. Il n’y a qu’une seule chose à répondre à cela : c’est que supprimer la littérature romantique du XIXe siècle, c’est supprimer toute la littérature. Qu’on retire, en effet, ces noms : Chateaubriand, Mme de Staël, Lamartine, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Charles Nodier, Alfred de Vigny, Sainte‑Beuve, Émile et Antony Deschamps, Balzac, Auguste Barbier, George Sand, Théophile Gautier, Mérimée, Alfred de Musset, Jules Janin, que restera-t‑il ? Toute notre époque a été essentiellement romantique. La rénovation a été tentée dans tous les genres, drame, poésie lyrique, roman, histoire même ; l’histoire s’est transformée pour satisfaire ce besoin de nouveauté et d’exactitude qui se faisait sentir partout. Mais on ne peut disconvenir aussi que les questions de forme ont souvent primé les questions de fond ; que, dans l’ardeur de la lutte, on a confondu toutes les règles, celles qui étaient judicieuses comme celles qui étaient arbitraires, pour les renverser avec la même obstination enfantine, et que ces exagérations, tout en servant la liberté de l’art, lui ont nui en quelques points ; elles ont à leur tour amené une réaction classique. «  Il y a eu, dit judicieusement M. Ed. Scherer, un peu de tout dans le romantisme. En premier lieu, la fatigue d’entendre toujours la même chose et cet éternel besoin de nouveauté qui est un des ressorts de l’esprit humain ; puis des idées et des besoins créés par les vicissitudes dont les fils de la Révolution avaient été les témoins, sans compter la lassitude que ces évènements avaient laissée, l’atonie dans laquelle tombèrent les âmes après les paroxysmes de fièvre et la soif d’émotions fortes pour échapper à cet ennui. Le romantisme, ce fut l’innovation,