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N’oublions pas, au milieu de ce grand mouvement littéraire, le clan des fantaisistes, qui, sans aucune visée morale, scientifique ou philosophique, sans autre but que de plaire, de faire montre d’originalité et de talent ou tout simplement d’amuser, ont écrit de très-jolis romans. La tribu est nombreuse et comprend une foule de noms distingués. C’est Charles Nodier, avec Thérèse Aubert, Jean Sbogar, Smarra, allant, toujours avec la même finesse, du sentiment à l’ironie et du romanesque à l’étrange ; c’est Méry, le peintre fantastique des mœurs et des paysages de l’Inde (la Floride et la Guerre du Nizam), modèles des livres écrits au courant de la plume et imprégnés de l’esprit français ; c’est Mérimée, qui, au contraire, dans des pages très-étudiées, d’une sobriété et presque d’une sécheresse voulue à l’avance, Colomba, la Chronique de Charles IX, Carmen, les Deux héritages, arrive à une puissance et une réalité surprenantes ; c’est Théophile Gautier, avec Mlle Maupin, conception excentrique qui tient du pastel de Boucher et des peintures érotiques de l’Arétin et qui fait passer les rêves les plus monstrueux à l’aide d’une richesse incomparable de description et de la curiosité singulière du style ; c’est Alphonse Karr, l’auteur de Sous les tilleuls, du Chemin le plus court, de Feu Bressier, de Fort en thème et de tant d’autres œuvres originales et spirituelles ; c’est Léon Gozlan, avec le Notaire de Chantilly, l’Histoire de cent trente femmes, le Lilas de Perse, la Folle du n°16 ; X.-B. Saintine, qu’un seul roman, Picciola, l’histoire d’une fleur élevée par un prisonnier, a rendu célèbre ; c’est Jules Janin, qui a parodié d’une façon si saisissante, dans l'Âne mort et la femme guillotinée, les horreurs des romantiques effrénés et qui s’est montré le digne continuateur de Diderot dans la Fin du monde… et du Neveu de Rameau ; c’est Roger de Beauvoir, le fringant narrateur des Histoires cavalières et des Soupeurs de mon temps ; c’est Ed. About, imitateur de Balzac dans Germaine, dont les principaux types sont copiés de la Cousine Bette, mais plus original dans le Roi des montagnes, et tout à fait lui-même, c’est-à-dire éminemment spirituel et fin conteur, dans les Mariages de Paris, le Nez d’un notaire, le Cas de M. Guérin, la Vieille roche, Madelon, etc.

Ainsi travaillé en tous sens, devenu apte à tout analyser et à tout décrire, les conceptions esthétiques et morales comme les fantaisies les plus extravagantes, promené de civilisation en civilisation, depuis Ninive jusqu’aux carrières d’Amérique, parlant toutes les langues, celle de l’art et de la philosophie comme l’argot des bouges et des tapis francs, le roman est devenu la manifestation la plus importante de la pensée au XIXe siècle ; il a absorbé tous les autres genres littéraires, épopée, drame, églogue, conte, tant sa forme complaisante se prête à toutes les métamorphoses. Mais étendu ainsi au delà de toutes limites, embrassant l’ensemble de toutes choses, il s’est morcelé, comme les vastes champs du moyen âge, entre les mains d’une foule de travailleurs qui se sont appliqués à défricher chacun son lot. Notre époque est celle des spécialistes. Paul de Kock, durant toute sa longue carrière, s’est refusé à voir autre chose au monde que la grisette, espèce aujourd’hui à peu près disparue, qui n’est plus dans nos mœurs, mais que ce vieillard revoyait toujours à travers la lucidité de ses souvenirs ; il a refait sans cesse, sous divers titres, Mon voisin Raymond, la Laitière de Montfermeil, la Pucelle de Belleville, le même roman, la même partie de campagne, le même duel ridicule, le même rendez-vous, et toujours avec une verve, une bonhomie et des qualités d’observation, secondaires il est vrai, qui lui méritèrent une vogue de longue durée. Plus sérieux, plus pénétrant, A. Dumas fils s’est réservé le demi-monde et l’a exploré à fond dans la Dame aux camellias, Diane de Lys et l'Affaire Clémenceau, son dernier roman et son meilleur. La finesse de l’observation, la science un peu désenchantée de la vie, la causticité du moraliste unie à l’esprit de mots du causeur, un style d’une exactitude rare, des peintures prises sur le réel, au point qu’on croirait que l’auteur a vécu chacun de ses livres, distinguent toutes les productions de cet esprit éminent, l’un des plus vifs de notre époque. Arsène Houssaye aussi n’a guère étudié, dans ses Grandes dames, que les parages familiers à M. Dumas fils ; examen fait, on trouve que ces grandes dames sont tout simplement des petites dames et que l’auteur a innocemment confondu le faubourg Saint-Honoré avec la rue du Helder. Ce sont des femmes du monde plus vraies que M. Octave Feuillet a peintes dans la Petite comtesse, dans le Roman d’un jeune homme pauvre et surtout dans M. de Camors, sa dernière œuvre et la seule qui soit vraiment puissante ; encore, ce qu’il y a de plus réussi, de mieux observé dans ce livre est-ce le héros, l’homme du monde, le don Juan contemporain, et non pas les héroïnes, tant il vrai qu’aujourd’hui la grande dame qui déchoit n'a plus rien qui la distingue de la cocotte. De là une difficulté insurmontable pour nos romanciers galants, chroniqueurs ordinaires de la haute vie. Il n’en était pas de même au XVIIe siècle, et personne ne prendra la princesse de Clèves, dans le roman de Mme de La Fayette, pour la première venue des aventurières. Dans le même genre que M. Octave Feuillet, Ch. de Bernard, continuateur de Balzac, mais avec une nuance bien marquée de misanthropie, s’est fait une place fort distinguée ; les Ailes d’Icare, le Nœud gordien et surtout Gerfaut méritent de rester dans la bibliothèque d’un homme de goût. Il y a aussi des pages très-délicates dans l’œuvre de M. Amédée Achard, Belle-Rose ; Maurice de Treuil, la Robe de Nessus, comme dans celle de M. Louis Enault, la Vierge du Liban, Nadèje, etc. ; on peut seulement leur reprocher une certaine monotonie de conception et de style qui fait que, de tant de livres qu’ils ont écrits, aucune physionomie, aucun type ne se détache avec un relief quelque peu accentué. Un romancier plus original, c’est M. Gustave Droz qui, dans le Cahier bleu et surtout dans Babolein, montre un grand talent d’écrivain et de conteur, ou encore M. Alph. Daudet, l’auteur de l’Histoire du petit Chose et de Fromont jeune (1875, in-16) ; ce sont de ces livres finement travaillés, goûtés des délicats, où la mise en œuvre surpasse de beaucoup la matière.

On tombe d’un échelon, et même de plusieurs, avec M. Xavier de Montépin, qui se croit un disciple de l’auteur de Diane de Lys et du Demi-monde. Des courtisanes titrées, il vous fait descendre aux filles ; on passe du boudoir au cabinet particulier et de la corruption élégante aux mœurs du trottoir. Les Viveurs de Paris, les Chevaliers du lansquenet, les Filles de plâtre sont aux études de M. Dumas fils ce que les extravagants feuilletons de Ponson du Terrail sont aux romans historiques de Walter Scott. Ses dernières élucubrations, les Drames de l’adultère, publiées avec fracas, sont au-dessous du médiocre. Les romans de M. Adolphe Belot, Mlle Giraud ma femme, la Femme de feu, œuvres malsaines, peuvent être considérés purement et simplement comme des spéculations scandaleuses, et M. Feydeau a pu encourir le même reproche pour sa fameuse Fanny ; mais, du moins, cet écrivain soigneux sait relever par l’originalité du style et la nouveauté relative des sujets ce qu’il y a de répréhensible, au point de vue de la morale, dans ses conceptions hasardeuses, et il a fait dans Un début à l’Opéra, Monsieur de Saint-Bertrand, le Mari de la danseuse une trilogie romanesque qui n’est pas sans valeur. Henri Murger s’est confiné dans le quartier Latin, dans la physiologie du bohème et de l’étudiant ; les Scènes de la vie de bohème, le Pays latin, les Buveurs d’eau conservent toujours la même saveur un peu âcre. Ce sont des tableaux de la vie réelle, presque des confessions, où la gaieté du récit et l’humour du style masquent assez adroitement le vide absolu du fond et ce qu’il y a de navrant dans ces existences décousues. MM. de Goncourt se sont réservé le roman pathologique, la dissection chirurgicale ; Sœur Philomène, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Manette Salomon, quatre études où le réalisme de Balzac est bien dépassé, marquent à peu près la limite jusqu’où l’on peut oser dans ce genre. Ils ont aujourd’hui un émule dans M. Émile Zola, dont la Thérèse Roquin procède directement de leur clinique d’hôpital et qui, dans une longue et intéressante série, les Rougon-Macquart (1872-1875, 5 vol. in-16), a peint avec talent les mœurs cléricales contemporaines et surtout la corruption de la bourgeoisie sous le dernier Napoléon. À côté de MM. de Goncourt et Zola paraît bien pâle celui qui s’est cru le grand prêtre du réalisme, M. Champfleury, le peintre des Bourgeois de Molinchart. Remplacer la physionomie d’un homme par une grimace, toujours la même, et son caractère par quelque manie ou par un tic bizarre, voilà la grande nouveauté prêchée, le grand progrès réalisé par ce réformateur. C’est à peu près tout ce que l’on trouve, avec quelques bribes d’observation, dans ses romans les moins illisibles : les Souffrances du professeur Delteil, Mademoiselle Mariette, les Sensations de Josquin. M. Gustave Flaubert, un des plus légitimes descendants de Balzac, s’est voué aussi à la peinture des mœurs bourgeoises et au réalisme dans Madame Bovary et dans l’Éducation sentimentale, mais avec un talent d’observation minutieuse et des aptitudes de styliste qui font passer les peintures trop libres, trop prises sur le vif ou, pour mieux dire, sur le nu. Ce sont presque les mêmes qualités qui distinguent les romans de M, Hector Malot, Victimes d’amour, les Amours de Jacques, où le désordre et la ténacité des passions sont analysés et décrits avec talent, où le réalisme bien compris transfigure et poétise jusqu’aux existences et aux incidents les plus vulgaires. Ce romancier mérite même une mention spéciale pour l’esprit avec lequel il a retracé dans ses dernières œuvres, Clotilde Martory, Un mariage sous le second Empire, Une belle-mère, le Mariage de Juliette, les travers de la société contemporaine et les cascades des hauts fonctionnaires sous le régime du 2 décembre. De plus, nous avons encore le roman de chasse, cultivé spécialement par le marquis de Foudras : les Gentilshommes d’autrefois, les Veillées de la Saint-Hubert, etc. ; le roman régence de la comtesse Dash, qui refait éternellement le même volume, décrit le même souper, les mêmes robes, les mêmes mouches et les mêmes paniers sous une foule de titres ; le roman religieux, qui est le domaine particulier de l’abbé ***, le pseudonyme auteur du Maudit et de la Religieuse ; le roman maritime, dont Eugène Sue avait fait sa chose, mais qui a été repris avec bien plus de puissance et de manière à donner une illusion presque complète par M. Jules Verne dans son Chancellor (1875, in-16), une histoire de radeau de la Méduse à faire passer des frissons dans la dos ; le roman exotique, cultivé par M. Gabriel Ferry dans le Coureur des bois, par M. X. Eyma dans les Peaux-Rouges, les Peaux-Noires, les Scènes de la vie au Mexique ; par M. Gustave Aimard, qu’on soupçonne à tort d’avoir tout simplement étudié au coin de son feu les mœurs des Apaches et des chasseurs de chevelures ; par M. Élie Berthet, qui décrit l’Australie, dans son Oiseau bleu, comme s’il s’agissait d’un Monomotapa fabuleux où personne ne serait jamais allé ; par Mme de Chabrillant, qui rachète, du moins, dans ses Chercheurs d’or, l’insuffisance de l’écrivain par la connaissance des mœurs et des pays dont elle parle ; le roman de mœurs locales, cultivé surtout par Émile Souvestre, le peintre ordinaire des Bretons ; le roman littéraire ou artistique, qui se propose d’élucider un point obscur d’esthétique ou d’histoire littéraire ; tels sont le Chenal de Phidias et le Prince Vitale de M. Cherbuliez, où l’auteur traite, dans l’un, de diverses questions relatives à l’art grec, et dans l’autre recherche les causes de la folie et de la détention du Tasse ; Stella et Vanessa, de M. Léon de Wailly, dont le sujet est la vie et les amours de Swift, etc. ; le roman scientifique, création toute nouvelle à l’aide de laquelle d’excellents esprits ont essayé de faire pénétrer dans le public les merveilles de la science ; c’est M. Jules Verne, dans le Voyage de la terre à la lune, le Voyage au centre de la terre, Vingt mille lieues sous les mers, le Tour du monde en quatre-vingts jours, qui a surtout réussi dans ce genre difficile où il faut rattacher à une fiction suffisamment intéressante les données et les théories complexes de la science moderne ; enfin le roman militaire, inauguré par Alfred de Vigny et Paul de Molènes, dont les essais sont bien dépassés aujourd’hui par les tableaux si vrais, si vivants que MM. Erckmann et Chatrian ont faits des guerres de la République et des épisodes de l’invasion. Madame Thérèse, le Conscrit de 1813, l’Invasion, le Blocus, Waterloo, récits d’une réalité si saisissante qu’ils semblent dictés par des témoins oculaires, ont assuré une renommée légitime à ces deux écrivains qui, en nous intéressant si vivement à des malheurs déjà lointains, quoique toujours sensibles, ne prévoyaient pas que leur souvenir allait s’effacer devant des désastres plus navrants encore. Dans une autre série de leurs romans, l’Histoire d’un paysan, l’Histoire d’un homme du peuple, le Plébiscite, ils ont tenté l’œuvre méritoire de mettre à la portée de tous, sous une forme attrayante, l’histoire générale de la Révolution française et de l’époque contemporaine. Puisque nous en sommes aux spécialistes, n’oublions pas les romans qui relèvent directement de la cour d’assises et des investigations policières. Alex. Dumas avait jadis sacrifié à ce goût populaire en écrivant les Crimes célèbres, et le fantaisiste Gozlan avait écrit Vidocq chez Balzac ; les besoins du petit journal, la consommation effrayante de meurtres et d’exécutions capitales qu’aime à faire, en imagination, une certaine classe de lecteurs ont poussé beaucoup plus loin bon nombre de romanciers. L’Affaire Lerouge et le Crime d'Orcival d’Émile Gaboriau, pour choisir les moins mauvaises de ces productions, représentent à peu près le summum du genre. MM. E. Daudet et Belot ont suivi les traces de E. Gaboriau dans le Drame de la rue de la Paix, le Parricide, etc. ; mais ils savent bien moins que lui compliquer un problème judiciaire et le faire débrouiller adroitement par un policier émérite. Les mœurs du Paris souterrain ont aussi continuellement alimenté le feuilleton depuis le grand succès des Mystères de Paris ; citons seulement les Compagnons du Silence et le Club des Habits noirs de Paul Féval, les Compagnons de minuit de Ch. Deslys, les Faucheurs de nuit d’Ed. Gourdon, l’Homme aux figures de cire de J. Dornay. Est-ce bien la peine de toujours recommencer les aventures de Rocambole ?

À une classe plus intéressante appartiennent les romanciers qui ont cherché du nouveau, car il en faut toujours, n’en fût-il plus au monde, dans le surnaturel et le fantastique, dans les bizarreries intellectuelles, les manies qui confinent à l’aliénation mentale, les hallucinations. Ce genre n’a guère été cultivé chez nous que par Ch. Nodier dans Smarra et dans Inès de las Sierras, par Balzac dans la Peau de chagrin et quelques nouvelles, par Frédéric Soulié dans les Mémoires du Diable, par Gérard de Nerval dans les Illuminés, les Filles du feu, le Rêve et la vie, par Th. Gautier dans la Morte amoureuse, et, plus récemment, avec une rare vigueur, par M. H. Rivière dans son Pierrot et dans son Caïn. Ces écrivains nous ramènent naturellement au roman étranger, car c’est dans Jean-Paul Richter, Hoffmann et Edgar Poë qu’il faut chercher leur filiation. Au reste, il est parfaitement inutile d’établir des démarcations de nationalité dans le roman du XIXe siècle ; la traduction, parfaitement adaptéé et comprise, opère une diffusion complète, et toute œuvre remarquable a un retentissement égal d’un bout à l’autre du monde lettré. Jean-Paul Richter et Hoffmann sont les créateurs de cette littérature grimaçante, difficile et compliquée, où le rêve et l’hallucination tiennent tant de place, et souvent avec une intensité plus grande que les faits de la vie réelle. La Loge invisible, Hespérus et le Titan, du premier, malgré leurs obscurités infranchissables ; Mlle de Scudéri, le Chat Murr et Maître Cornélius, du second, visions singulières, rêves vaporeux entrevus dans les transports de la fièvre ou dans les fumées de l’ivresse, découvrent à l’œil des chercheurs, pour peu qu’ils soient doués de la seconde vue, des horizons nouveaux. L’Américain Edgar Poë, si bien nationalisé chez nous par un esprit de même trempe, Ch. Baudelaire, ajoute aux imaginations bizarres d’Hoffmann ses rêves propres, sa puissante concentration d’idées, ses voyages à travers l’inconnu, le possible et le probable. La Lettre volée, le Scarabée d’or et le Mystère de Marie Roget, où il ne s’agit que de déchiffrer des énigmes, sont des jeux d’enfant auprès de ces créations impalpables, ses Ligeia, ses Morella, pures chimères, fantasmagories du cauchemar qui ne peuvent avoir eu d’existence que dans une imagination d’une sensibilité exaspérée.

La note d’Edgar Poë est, du reste, loin de dominer en Amérique, de même que celle de Richter et d’Hoffmann est très-affaiblie en Allemagne. Le roman de mœurs, l’étude minutieuse de la vie réelle, de la vie ordinaire, tel est le trait caractéristique du roman contemporain allemand et américain, comme du roman anglais. En Angleterre, l’héritage de Walter Scott, trop lourd à accepter, n’a tenté personne ; ses deux plus illustres successeurs, Ch. Dickens et Thackeray, ont suivi une tout autre voie. Le premier est plus socialiste, en ce sens qu’il se préoccupe presque exclusivement du sort des classes pauvres ; le second est plus satirique. Ch. Dickens, dans Barnabe Rudge, David Copperfield, Dombey et fils ; Thackeray, dans la Foire aux vanités, Pendennis, les Mémoires d’un valet de pied, et surtout dans son étonnant Livre des Snobs, ont montré ce que l’on pouvait allier de fantaisie, d’humour, de bizarrerie à la fine raison et au bon sens. Ce qui les réunit, c’est l’amour du détail et des infiniment petits ; leurs descriptions sont minutieuses comme s’ils observaient à la loupe et peuvent en cela se comparer aux tableaux de leurs compatriotes, Mulready entre autres, dans les toiles desquels tout est reproduit, photographié avec une patience et un fini désespérants. M. Disraeli, aussi il-lustre comme romancier que comme homme d’État, a donné dans Vivian Grey, Henriette Temple, Contarini Flaming, des études de la vie politique et de la vie mondaine, où la satire des mœurs s’étale avec une ironie impitoyable, mais dont les types et les situations se découpent dans l’esprit, à la lecture, avec une remarquable netteté. C’est aussi ce qu’a fait son émule, sir Bulwer Lytton, dans les Caxton et dans Lothair. Anna Radcliffe et ses romans fantastiques, le Château d’Udolphe, le Confessionnal des pénitents noirs, peuplés de revenants et de mystères, n’a presque point fait école, à moins que l’on ne compte parmi ses disciples Ainsworth, qui a marié ce genre suranné à celui de notre Eugène Sue pour écrire ses Mystères de Londres ; le capitaine Mayne-Reid, assez populaire en France, grâce à de nombreuses traductions, s’est fait, à sa manière, l’imitateur de Fenimore Cooper, en mêlant à des peintures réelles du nouveau monde beaucoup d’invraisemblances et un surnaturel enfantin. Généralement, le roman anglais contemporain a plutôt suivi la voie ouverte par Simple histoire de mistress Inchbald et par le Vicaire de Wakefield ; c’est la peinture de la vie intime, la poésie du foyer, le désenchantement des grandes aventures et des existences vagabondes qui sont les thèmes préférés. Jane Eyre, mémoires d’une institutrice, par Currer Bell (miss Bronte), est le chef-d’œuvre de l’auteur et du genre ; ce qu’à la suite de ce roman l’Angleterré a dévoré de mémoires d’institutrices et de clergymen est effrayant.

Il en est de même en Allemagne. Le roman, depuis Goethe et Lessing, est éminemment intime, familier, bourgeois. L’école dite de la jeune Allemagne lui avait donné d’abord une allure vive, sémillante, hardie, mise à la mode par les fantaisies de Henri Heine ; les romans de Théod. Mundt, Madelon, le Duo, Madonna, sont écrits dans ce genre avec beaucoup d’esprit et d’humour. Ceux de sa femme, Mme Clara Mundt, révèlent, avec une imagination non moins vive, des tendances sociales d’un radicalisme outré ; l’Argent et le bonheur et Après le mariage passent pour ses meilleurs. F. Gutzkow a donné au roman une teinte fantastique originale dans les Lettres d’un fou, Maka-Guru, le Bonnet rouge et le capuchon, œuvres singulières, comme les Allemands seuls peuvent les écrire et les goûter, réunissant à l’élément romanesque la philosophie, l’esthétique et la religion. Parmi la foule de romans intéressants, plutôt encore curieux qu’intéressants, à cause de tout ce mélange ordinaire au germanisme et insupportable à l’esprit français, citons Afraja, de Théodore Mugge, excentrique tableau de mœurs de la Laponie, et Doit et