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des hommes comme Huet, Mascaron, Camus, Godeau, Fléchier, Massillon, c’était la grandeur et l’héroïsme des sentiments, qui nous paraissent aujourd’hui parfaitement absurdes. Mais il ne faut pas oublier que ces grands coups d’épée, qui nous font sourire, étaient alors à la mode, et que l’on vit les écrivains du génie le plus original, Corneille et Molière, tenter de les transporter à la scène. Dans les tragédies les plus mâles, les plus sobres de Corneille, par exemple dans Horace, dans Cinna, même dans Polyeucte, on retrouve, améliorés par un style plus vigoureux, la phraséologie et les sentiments des héros de La Calprenède. Il serait donc souverainement injuste de ne pas tenir compte de ces œuvres, parce qu’elles sont illisibles aujourd’hui, ou de contester leur action sur la littérature générale. Par bonheur pour le roman, il fut détourné de cette voie par la veine comique, satirique et bourgeoise, veine tout à fait gauloise au fond, que tous ces grands romans aristocratiques n’avaient pas étouffée et qui finit par prendre le dessus. Les aventures merveilleuses, les raffinements, les subtilités, l’héroïsme guindé, la solennité et l’emphase tombèrent devant l’observation familière et la raillerie bouffonne des romans de mœurs. Le Francion de Sorel, le Voyage à la lune de Cyrano de Bergerac, le Roman bourgeois, de Furetière, le Roman comique de Scarron contribuèrent puissamment à ramener les esprits des fausses exagérations à la simple réalité ou à la satire amusante.

La peinture fine et délicate des mœurs n’avait pas, du reste, été complètement abandonnée, même sous le règne de la Clélie et de la Clêopâtre ; nous n’en voulons pour preuve que la Princesse de Clèves et Zaïde de Mme de La Fayette, petits romans qui sont des études du cœur humain, du cœur féminin surtout, et, dans un genre plus élevé encore, Télémaque, œuvre épique sous la forme d’un roman ; la Psyché de La Fontaine, malgré l’emprunt du fond fait à l’antiquité, est aussi une peinture de sentiments tout à fait modernes. Cependant, jusqu’à ce que l’abbé Prévost vienne, dans son livre inimitable de Manon Lescaut, fondre les deux genres et mêler à l’expression des sentiments les plus tendres les peintures de la vie aventureuse et picaresque, c’est à la veine gauloise que le roman du XVIIe et du XVIIIe siècle doit ses chefs-d’œuvre. Toute l’œuvre de Le Sage procède du Roman comique ; Gil Blas, Guzman d’Alfarache, le Diable boiteux, quoique imités des Espagnols, sont bien français, bien gaulois au fond, et créent ce genre plein d’esprit, d’humour, où la fiction ne sert que de cadre à l’observation et auquel nous devons Candide, Zadig, Micromégas, l’Homme aux quarante écus, et tous les romans de Voltaire, si étincelants d’esprit et de philosophie railleuse. Par malheur, du gaulois au licencieux il n’y a qu’un pas, et un pas bien glissant. Candide engendre Jacques le fataliste, lequel engendre la Religieuse ; Manon Lescaut engendre les romans de Crébillon fils, qui engendrent à leur tour les Liaisons dangereuses de Laclos et ont encore pour postérité l’illustre Faublas. Tirons le rideau sur les débauches de ce siècle à la fois si grand et si frivole. Comme compensation, nous ne trouvons à opposer à ces œuvres trop légères que les élucubrations par trop lourdes de Marmontel, l’indigeste Bélisaire, les insipides Incas et les bergeries un peu fades de Florian. Chose qui surprend et confond la critique, Estelle et Nêmorin, ce laitage doucereux, était goûté et apprécié par ces mêmes palais saturés du poivre et du piment des Laclos et des Louvet de Couvray ! Ils goûtèrent moins ces innombrables et étonnantes productions de Rétif de La Bretonne, qui, dans ses deux cents et quelques volumes, surtout dans ses Contemporaines, nous a donné le tableau si exact, quoique bien débraillé, de la fin du XVIIIe siècle. Les plus curieuses de ces études, pensées dans le ruisseau et écrites sur la borne, comme on l’a dit, ne mettent guère en scène que des noctambules, des ivrognes, des filous et des filles ; mais elles ont pour nous l’intérêt qui s’attache à tout récit jailli de l’observation directe, si vulgaire ou si répugnant même que soit l’objet observé. Le plus beau roman du XVIIIe siècle, celui qui produisit toute une régénération du genre et amena l’avènement d’une littérature nouvelle, qui est la nôtre, celle du XIXe siècle, c’est la Nouvelle Héloïse. Saint-Preux et Julie, voilà les patrons sur lesquels plusieurs générations de grands écrivains tailleront leurs héros : Gœthe, son Werther ; Chateaubriand, son René ; Mme de Staël, sa Corinne. On peut trouver maintenant, en jugeant à froid ce livre, que le style en est déclamatoire, que les situations sont assez souvent fausses et tendues ; mais ce ne peut être une œuvre médiocre, celle qui a inspiré tant de beaux génies et dont le retentissement s’est continué dans la littérature de tout un siècle. Jean-Jacques Rousseau a, de plus, la gloire d’avoir écrit un roman philosophique, l’Émile, et donné au genre, dans ses Confessions, une forme nouvelle, plus personnelle et plus pénétrante, qui a fait école.

En même temps que le roman français parvenait ainsi à sa perfection relative, il prenait en Angleterre les mêmes développements, mais sans passer absolument par les mêmes phases et sans subir les mêmes écarts ; débarrassé à temps du faux goût chevaleresque, il restait toujours moral, grâce à l’esprit de famille dont la nation est imbue. L’Arcadie de Philip Sidney, publiée trente ans avant l’Astrée de d’Urfé, est restée, en Angleterre, le modèle de cette littérature, bientôt abandonnée, que les écrivains anglais avaient empruntée, comme les nôtres, à l’école italienne de Sannazar ou à l’Espagnol Monte-Mayor. À partir du siècle de la reine Anne, plus d’imitations, plus d’importations étrangères ; l’esprit national domine, et on lui doit des œuvres qui suffiraient à illustrer un peuple : le Pèlerin, de Bunian ; le Voyage de Gulliver, de Swift ; Robinson Crusoë, de Daniel de Foe ; Tom Jones et Jonathan Wild, de Fielding. Un peu plus tard, les longues et pathétiques créations de Richardson, Paméla et Clarisse Harlowe, qui excitèrent l’admiration de Jean-Jacques et provoquèrent son génie à les égaler ; enfin, le Vicaire de Wakefield de Goldsmith et le Tristram Shandy de Sterne, toutes œuvres qui, quoique bien anglaises par le fond, par la tournure originale de l’expression et du sentiment, ont mérité de devenir européennes et jouissent encore, au moins pour la plupart, d’une légitime renommée. À la même époque, l’Italie et l’Espagne, d’où étaient sortis les premiers modèles, n’ont plus aucune sève productrice et se bornent à traduire ; l’Allemagne elle-même est presque réduite à ce rôle et ne met au jour aucune œuvre considérable, dans le genre qui nous occupe, jusqu’à Gœthe et Lessing. Mais alors l’entrée en scène de ces écrivains frappe vivement l’attention ; le coup de pistolet de Werther retentit d’un bout de l’Europe à l’autre, et deux autres romans du grand poète, Hermann et Dorothée, Wilhelm Meister ; Miss Sara Simpson et Minna de Barnhelm de Lessing éveillent de non moins vives sympathies. C’est l’ère contemporaine, l’ère véritable du roman qui s’ouvre avec éclat. En France, les disciples attardés de Le Sage et de l’abbé Prévost : Pigault-Lebrun, Victor Ducange, Ducray-Duminil et Mme Cottin obtinrent cependant encore, sous le premier Empire et même sous la Restauration, une vogue qui maintenant nous étonne. Il y a longtemps que Victor ou l’Enfant de la forêt, Cœlina ou l’Enfant du mystère ont rejoint dans les limbes de l’oubli Malek-Adel, qui a fourni tant de sujets de pendules ; Monsieur Botte et l’Enfant du carnaval, de Pigault-Lebrun, ont assurément plus de mérite ; mais cette littérature, enfantine avec Victor Ducange et Ducray-Duminil, sentimentale avec Mme Cottin, licencieuse avec Pigault-Lebrun sans être beaucoup plus amusante, était arrivée au dernier degré de décrépitude ; elle allait faire place à des conceptions plus nouvelles et plus hardies.

Le roman est une des deux grandes faces de la littérature du XIXe siècle ; l’histoire est l’autre, et telle a été la force de cette double préoccupation des esprits, que l’histoire et le roman se sont intimement mêlés l’un et l’autre et ont produit un genre nouveau. Les premières œuvres procèdent, il est vrai, complètement de la Nouvelle Héloïse ; René et Werther ne sont qu’intimes, personnels et passionnés ; mais le désir d’associer aux peintures de l’amour idéal et aux traverses de la vie humaine le tableau des mœurs générales et de montrer l’homme parmi les grands événements des siècles passés inspire les Martyrs, qui, comme le Télémaque et plus encore peut-être, n’est qu’un roman en prose sous la forme épique ; ce même désir se manifeste également dans Corinne, écrite surtout pour offrir le tableau de la civilisation italienne. Des modèles de ce genre de composition existaient sans doute dans le Télémaque, et même dans le Bélisaire et les Incas de Marmontel, dans le Numa Pompilius de Florian ; mais le Télémaque, comme le Voyage du jeune Anacharsis, se borne à la civilisation grecque, sur laquelle les livres classiques abondent ; quant aux autres, ce sont de simples compilations littéraires, et il serait parfaitement inutile d’y chercher rien de nouveau sur l’histoire ou les mœurs antiques. Ce que nous remarquons, au contraire, dans les œuvres nouvelles, c’est la précision et l’étendue des recherches, la vérité vraie mise à la place de la vérité de convention, le réel aspect historique rendu aux faits, aux personnages, aux physionomies, grâce à de longues et patientes investigations. Chateaubriand fait un voyage de deux ans à travers l’Europe et l’Asie Mineure, afin de copier d’après nature les grandes descriptions de son ouvrage et de leur donner une réalité plus grande. Peu de romanciers montreront une conscience égale ; mais n’importe, l’exemple est donné et sera suivi par un certain nombre. Walter Scott introduira la même précision dans ses romans écossais, comme Fenimore Cooper dans ses peintures de la vie des pionniers et des Mohicans, et le plus humble, parmi ceux qui ont quelque valeur, rougirait de ne pas faire précéder son travail de quelques études sérieuses. Tel est le roman historique, une des meilleures choses de notre époque, quoi qu’on en ait dit, avant qu’il eût dégénéré entre les mains des faiseurs. Walter Scott est le chef de cette grande école, à laquelle les lettrés du monde entier ont dû tant d’heures de plaisir et de délassement. Qu’il nous suffise de rappeler Wawerley, Rob-Roy, les Puritains, Ivanhoë, la Prison d’Édimbourg, Péveril du Pic, les mœurs, les paysages, les superstitions de l’Écosse, du Border, si bien décrits dans tel de ces livres ; dans un autre, les fureurs, les haines des guerres religieuses mêlées à des peintures de la vie familière ; dans un autre, la guerre civile, les courses errantes des jacobites, les dévouements passionnés que surexcite la proscription ; dans tous, l’enchaînement intéressant des faits et des épisodes, la vérité des descriptions, le relief des caractères et la grâce inexprimable des figures de femmes qui se détachent du fond clair ou sombre de l’œuvre, comme la Rébecca d'Ivanhoë, l’Amy Robsart de Kenilworth, la Diana Vernon de Rob-Roy.

Les traductions de Walter Scott mirent chez nous en grande faveur le roman historique ; Cinq-Mars d’Alfred de Vigny et surtout Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, avec une puissance que n’avait pas connue l’illustre baronnet, furent les brillants débuts en ce genre de l’école romantique, débuts suivis bientôt d’une multitude prodigieuse d’œuvres d’inégale valeur, mais remarquables, du moins avant que la décadence fût trop marquée, par l’étude consciencieuse, la recherche de la réalité dans les faits et dans les mœurs, le style pittoresque et coloré. Toute une série de productions à peu près ignorées aujourd’hui : l’Écolier dé Cluny d’Alphonse Royer et les longs romans du bibliophile Jacob (M. Paul Lacroix), la Danse macabre, les Francs-Taupins, le Roi des ribauds, les Deux fous, méritent d’être rappelés, malgré l’oubli dans lequel ils sont tombés, parce qu’ils possèdent, avec de grands défauts, des qualités éminentes. Le roi du roman historique, notre Walter Scott, avec beaucoup de science en moins, il est vrai, mais avec plus de verve, d’entrain, de familiarité et surtout avec une fécondité inépuisable, c’est Alexandre Dumas. Roman de mœurs, roman d’aventures, roman de cape et d’épée, il a parcouru tout le cycle, vivifiant, par la facilité de son style et sa verve de conteur, les époques les plus diverses, surtout les derniers siècles de la monarchie, de Henri III à Marie-Antoinette et de la guerre des chouans aux complots des carbonari. Aussi puissant, aussi varié quand il s’applique à une œuvre de pure imagination, comme Monte-Cristo, c’est pourtant surtout à l’histoire qu’il retourne avec le plus de plaisir, et ses personnages se meuvent dans ce cadre avec tout autant de liberté que dans une fiction pure. N’allons pas apprendre l’histoire de France dans les Trois mousquetaires ou dans la Louve de Machecoul ; qui pourrait nier cependant ce qu’il y a d’excellents aperçus, de véritable intuition sur l’époque de Henri III dans les Quarante-Cinq et la Dame de Montsoreau, sur la minorité de Louis XIV dans les Trois mousquetaires et leurs suites, sur la Régence dans le Chevalier d’Harmental, sur les préludes de la Révolution dans le Collier de la reine et le Chevalier de Maison Rouge ; sur les coupeurs de route, au commencement de l’Empire, dans les Compagnons de Jéhu ; sur les menées occultes des ventes de carbonari et les mœurs de la cour de Naples pendant la Révolution, dans la San-Felice ? Trop d’improvisation et des études incomplètes nuisent sans doute à la vérité de bien des détails ; mais l’ensemble reste surprenant, et si l’on ne demande au roman que d’amuser, nul plus qu’Alexandre Dumas n’aura touché le but. Lorsque Walter Scott se trouva ruiné par la faillite de son libraire, un lord s’écria : « Si tous ceux qui lui doivent des heures délicieuses donnaient seulement une pièce de 6 pence (12 sous), la liquidation serait bien vite faite : » Aux mêmes conditions, Alexandre Dumas serait mort plus que millionnaire.

Entre les mains des héritiers ou des imitateurs du plus grand amuseur des temps modernes, le roman historique dégénéra. Il n’y avait plus qu’à glaner dans l’histoire de France après celui qui en avait tant usé et abusé ; aussi ne citerons-nous que pour mémoire les essais de son collaborateur anonyme, Auguste Maquet, la Belle Gabrielle, par exemple, et les feuilletons de Ponson du Terrail, dont le plus remarquable, la Jeunesse de Henri IV, ne semble qu’une pâle contrefaçon des tableaux du maître ; des qualités précieuses d’imagination, de mise en scène, la recherche de l’imprévu et du bizarre ne rachètent ni le mauvais style ni le manque d’étude. En dégénérant, le roman historique perdait peu à peu toute sa vogue, sinon dans le peuple, toujours friand d’émotions et peu apte à se rendre compte des plus énormes anachronismes, du moins chez les lettrés, d’un goût plus difficile ; il donna naissance au roman archéologique, dont le but était moins d’éveiller et de soutenir l’attention par l’imprévu des aventures et l’enchevêtrement des intrigues que de ressusciter des époques évanouies, disparues, et de s’efforcer de les faire revivre dans tout leur éclat. C’est à cette tendance, fort explicable à notre époque, que l’on doit le Roi Candaule, la Nuit de Cléopâtre, le Roman de la momie de Théophile Gautier, Salammbô de Gustave Flaubert, le Cheval de Phidias de Cherbulliez. Dans ces livres, les civilisations assyrienne, égyptienne, mosaïque, carthaginoise et grecque, étudiées d’après tous les derniers documents et mises, pour ainsi dire, au courant de la science actuelle, si pénétrante et si pro fonde, revivent avec des apparences d’une précision singulière, avec leurs monuments restitués et remis en place, leurs institutions, leurs costumes, leur langue même. Mais les lettrés seuls, les délicats, pouvaient prendre intérêt à ces patientes et minutieuses restitutions ; la vogue était, en dehors des longues et amusantes séries d’Alexandre Dumas, au roman de mœurs tel que le comprenait Balzac, ou au roman social tel que le présentait Eugène Sue. La loi chronologique nous fait seule rapprocher ces deux noms, entre lesquels il y a un abîme ; nulle œuvre de Balzac n’a eu le retentissant succès des Mystères de Paris ou du Juif errant, et quelle différence pourtant la postérité met déjà entre ces élucubrations tourmentées et maladives et la moindre page de la Comédie humaine ! Non pas qu’Eugène Sue soit totalement dénué de mérite ; on ne saurait lui refuser le don d’émouvoir, on l’accuserait plutôt d’émouvoir trop et par des moyens trop violents ; on sort de ses livres, Arthur, la Salamandre, Martin l’enfant trouvé, les Sept péchés capitaux, comme on sort d’un affreux cauchemar, la tête lourde et les membres rompus ; l’art n’a rien à voir dans cette secousse toute physique. Balzac aussi émeut et touche, mais par de bien autres moyens ; c’est le relief des caractères, leur jeu dans une situation donnée, l’analyse des physionomies et des passions qui remplacent chez lui le fracas des duels, des enlèvements, des aventures. Au contraire des autres, c’est dans les peintures de la vie calme et monotone qu’il excelle ; Eugénie Grandet et le Lis dans la vallée seraient ses chefs-d’œuvre si, plus mûri encore, plus pénétré de la civilisation ou, comme on voudra, de la corruption parisienne, il n’avait écrit la Cousine Bette. Cet esprit, éminemment observateur, avait tout vu, tout étudié ou tout deviné : l’histoire, dans Catherine de Médicis ; l’illuminisme, dans Séraphita, et le journalisme, tel qu’il serait vingt ans plus tard, dans les Illusions perdues. Il a fouillé en tous sens le cœur humain ; il a mis sur le marbre et disséqué, cruellement parfois, toute notre civilisation ; et à qui s’en prendre, s’il y a vu plus de difformités et de laideurs que de beautés ? La vie de province, avec ses bonnes mœurs superficielles, ses commérages, ses petites ambitions ratatinées ; la vie bourgeoise, mesquine, sans élan, absorbée dans les comptes de famille, les notes de la blanchisseuse et du boulanger ; la vie parisienne, avec ses surexcitations anomales, ses dépravations multiples, ne retrouveront pas de longtemps un tel peintre. À côté de ces trois noms illustres, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Balzac, et surtout à côté du dernier, faut-il rappeler celui qui fut leur émule de la première heure, Frédéric Soulié ? Esprit vigoureux, un peu assoupli par le travail, il s’est cependant fait remarquer par des qualités propres, alors toutes nouvelles : la force de l’invention, la solidité de charpente de ses intrigues, la violence et la complication des événements. On ne saurait sans injustice passer sous silence, dans une revue même sommaire, l’auteur des Drames inconnus et surtout des Mémoires du Diable.

Une femme d’un talent tout viril, George Sand, mérite, presque au même titre que Balzac, une place à part dans cette galerie. Son œuvre est considérable : sociale et réformatrice dans Indiana, Valentine, Lélia, le Compagnon du tour de France, elle est toute personnelle dans le Secrétaire intime et dans Elle et lui, deux grandes pages qui, écrites l’une au commencement, l’autre presque à la fin de la carrière de l’écrivain, semblent détachées de ses mémoires ; puis familière et presque bucolique dans toute une série intéressante, la Petite Fadette, la Mare au Diable, où les mœurs du Berry sont retracées avec un charme pénétrant ; puis réformatrice encore, mais avec moins d’âpreté, dans le Marquis de Villemer, Jean de La Roche, Mlle de La Quintinie et Pierre gui roule. George Sand est l’élève de Walter Scott dans Mauprat, l’un de ses meilleurs romans, où la suave figure d’Edmée rappelle les plus chastes créations du peintre d'Amy Robsart et de Fenella ; elle suit l’inspiration de P. Leroux dans ses romans philosophiques : Spiridion et les Sept cordes de la lyre ; celle de Liszt, dans ses études sur l’art musical : Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt. Dans tous, elle est le disciple de Jean-Jacques et unit comme lui l’analyse du sentiment et de la passion à un vif amour de la nature. M. Jules Sandeau, qui avait débuté en même temps qu’elle, a suivi une autre voie ; dans de petits cadres très-bien proportionnés, il a tracé d’une main discrète des études de mœurs du temps de l’émigration ou de la Restauration, Mme de Sommerville, Mlle de La Seiglière, la Maison de Penarvan. Sainte-Beuve n’a écrit qu’un seul roman, Volupté ; mais il est juste d’en faire mention, car c’est une œuvre : il y a concentré, en quelque sorte avec plus d’art, les patientes analyses répandues dans ses Causeries. Volupté est un des meilleurs romans psychologiques de notre époque. On peut rapprocher de ce genre sérieux les romans philosophiques, humanitaires d’Edgar Quinet, Ahasvérus et Merlin l’enchanteur, qui n’ont cependant que la forme extérieure du roman ; car, pour la conception, ils se rattachent à l’épopée.