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l’amour du bien une passion inspirée, la morale, en un mot, une science surnaturelle ; les sensualistes, qui empruntent aux faits extérieurs la notion et l’amour du bien.

L’idée sensualiste a pris, dans, ces dernières années, après avoir été longtemps, négligée, un développement remarquable. Stuart Mill, le plus illustre représentant de l’école utilitaire, de la morale de l’intérêt, comme on a dit à d’autres époques, fait ouvertement consister, la morale dans la recherche, du plaisir. Hâtons-nous d’ajouter que sa morale, moins grossière que celle de plusieurs sensualistes qui l’ont précédé, admet plusieurs ordres de plaisirs et préconise surtout ceux qui s’éloignent le plus des sensations physiques, pour établir cette échelle des plaisirs, Stuart Mill a recours à un procédé philosophique fort employé, mais fort dangereux : le témoignage humain. Pour lui, les plaisirs supérieurs, sont ceux qui sont plus généralement estimés. Peut-être l’illustre philosophe ne s’aperçoit-il pas suffisamment qu’il y a, dans le cœur de l’homme deux poids et deux mesures, que l’homme apprécie à deux points de vue opposés les actions d’autrui et les siennes propres. Les vertus qu’il apprécie le plus, ce sont celles qui lui sont le plus utiles. Il met au-dessus de toutes les qualités du cœur, le désintéressement… d’autrui. Du reste, ceci touche à une question que Smart Mill ne semble pas avoir abordée de front ; l’utilité, qu’il donne pour fondement à la morale, est double en réalité : utilité personnelle, utilité universelle. Quelle est celle de ces deux formes que le philosophe recommande ? Nous penchons à croire qu’il ne veut parler que de la première et qu’il préconise uniquement l’intérêt personnel ; c’est, en effet, avec la crainte, le mobile le plus efficace, on peut dire le seul efficace, qu’on puisse donner aux actions humaines ; reste à savoir si ce mobile déterminera précisément les actions qu’on appelle morales. Nous savons bien que les partisans de l’intérêt ont eu soin de déclarer qu’ils ne voulaient parler que de l’intérêt « bien entendu » (déjà le mobile, ainsi restreint, perd de son efficacité) ; nous savons encore que Stuart Mill, en élargissant la notion du plaisir, a pu faire entrer, dans la morale toutes les vertus ; mais combien il est difficile, même avec ces détours, de ne pas confondre la morale avec l’égoïsme ! Or l’égoïsme, quelque effort qu’on fasse, est si loin de se confondre avec la morale, que l’opinion publique met toujours dans la vertu une dose de sacrifice et de désintéressement et que l’égoïsme est rangé au nombre des vices les plus haïssables. L’intérêt n’est donc pas un moyen humain d’assurer la pratique de la morale ; nous disons humain, parce que la théologie, en plaçant au delà du monde visible la récompense de la vertu, a pu baser sur l’intérêt éternel la pratiqué des vertus temporelles ; mais on conteste avec raison que cet habile calcul puisse en principe être décoré sérieusement du nom morale ; et en fait, la morale est tellement distincte du calcul chrétien, qu’elle est et a toujours été pratiquée par ceux même qui niaient ou ignoraient le-dogme de la vie éternelle et des récompenses que l’Église y promet à la vertu.

Stuart Mill, après avoir donné le plaisir pour base à la morale, a cru devoir lui chercher une sanction, le remords. L’insuffisance d’une pareille sanction serait facile à démontrer ; mais il faut observer que, pour ceux qui donnent à la morale l’intérêt pour mobile, il est superflu de lui chercher d’autre sanction que l’intérêt lui-même ; si l’on est vertueux pour le plaisir ou l’avantage que l’on trouve à l’être, pas n’est besoin d’y être excité par un autre motif. Ce qui serait plus intéressant, si c’était possible, ce serait d’arriver par l’attrait du plaisir à la notion du devoir et surtout à celle du droit. Dans toute cette grava étude de la morale, les philosophes ont presque toujours abusé d’un droit qu’ils ont, mais qu’ils appliquent souvent fort mal : se faisant de la morale une idée qui leur est propre, ils bâtissent sur elle des systèmes souvent logiques, mais qui côtoient la question au lieu de l’aborder, il ne s’agit pas, en effet, de donner au mot morale un sens arbitraire pour en tirer des conclusions toutes prêtes d’avance ; malgré la liberté reconnue de définir les mots à sa guise, il faut, si l’on ne veut s’égarer hors du sujet, laisser au mot morale le sens que lui donne désormais la conscience humaine ; après cela, on pourra, si l’on veut, la nier, la combattre, la détruire, mais on se gardera d’en dénaturer la notion, sans quoi l’on se trouvera avoir fondé sur rien des thèses inutiles, comme ont fait tous ceux qui ont écarté de leur système les notions du bien en soi et du devoir réciproque, c’est-à-dire du droit et du devoir.

Kant a soigneusement évité cet écueil. Une étude approfondie de l’essence de la morale, telle que le vulgaire la comprend, l’a conduit à formuler le précepte du bien moral : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle. » C’est une reconnaissance formelle du bien en soi, puisque, d’après le précepte de Kant, les actes personnels empruntent leur moralité à ce caractère qu’ils sont propres à servir de maxime au genre humain. Kant, d’accord avec le témoignage de la conscience universelle, n’admet pas que le bien soit bien en deçà des Pyrénées et, mal au delà ; Kant, d’une façon, moins explicite, mais non moins évidente, rejette le principe de l’intérêt personnel, car l’intérêt égoïste est éminemment impropre à être érigé en loi universelle. Mais Kant a senti que son précepte, quelque profond et juste qu’il soit, manquait absolument d’un caractère essentiel à tout précepte, le caractère pratiqué. Si l’homme peut juger ses propres actes, doit ériger par la pensée ses maximes en lois universelles, il est nécessaire qu’il étudie les caractères essentiels à ces lois universelles ; Or, est-il-plus facile de donner des lois à l’univers que de s’en donner à soi-même ? Personne né pourra le croire. Kant ne fait donc que reculer la difficulté et peut-être l’augmenter. Aussi a-t-il complété son premier précepte, par un second, qui définit le caractère propre de la moralité des actes : « Agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d’autrui, comme une fin, et que tu ne t’en serves jamais comme d’un moyen. » Assigner à l’acte humain, comme fin essentielle, le respect de l’humanité, c’est-à-dire, en langage plus vulgaire, se traiter et traiter les autres en hommes, c’est assurément faire un pas important dans la voie de la morale. Nous ne chicanerons pas le chef de l’école criticiste sur la difficulté de définir la dignité humaine, sur la difficulté plus grande peut-être d’en établir le respect obligatoire. Nous accordons bien volontiers que la démonstration des principes est œuvre impossible et contradictoire ; nous reconnaîtrons néanmoins facilement que le précepte de Kant (nous parlons du second) a ce caractère d’évidence qui distingué les premiers principes, et s’il nous reste quelque chose à ajouter au principe de Kant, ce sont plutôt des développements et des explications que de nouveaux aperçus. Kant fonde la morale sur la volonté de l’homme raisonnable et autonome, c’est-à-dire n’acceptant d’autre loi que celle de sa conscience ; c’est l’idée que nous nous faisons aussi de l’homme moral, et nous trouvons, n’en déplaise à quelques grands philosophes dont nous’admirons la science autant que la bonne foi, nous trouvons qu’une pareille conception nous élève bien au-dessus de la morale du plaisir et de l’intérêt, de la morale évangélique notamment, qui se contente de placer hors des sens et du monde périssable l’intérêt et le plaisir.

On a fait grand bruit, dans ces derniers temps, de ce qu’on a appelé la morale indépendante. La morale indépendante avait été fondée par Kant ; Proudhon la lui a empruntée, et les courageux publicistes qui avaient cru pouvoir avec elle faire vivre un journal l’avaient empruntée à Proudhon. Toutefois, cette morale fondée, comme celle de Kant, en dehors de tout dogme, en dehors même de l’idée de Dieu, ne s’écarte qu’en quelques points peu importants de la théorie kantienne. Comme Kant, les proudhoniens basent la morale sur le respect de la dignité humaine ; comme Auguste Comte, dont ils repoussent cependant la parenté et dont ils condamnent nettement l’altruisme (principe de la sympathie), ils écartent de leur discussion et de toute discussion humaine les idées inabordables pour eux comme pour lui, de causé première et de finalité, n’invoquant, pour établir la morale, que la seule expérience. Kant, on le sait, poussé par la nécessité de trouver une sanction, né l’a trouvée qu’en Dieu, dont il a cru devoir postuler l’existence. Malheureusement, l’existence de Dieu ne suffit pas au but qu’il se propose ; il lui faut la permanence de la personnalité humaine, c’est-à-dire l’immortalité de l’âme déguisée sous d’autres termes, selon l’Usage adopté par l’illustre philosophe ; il lui faut les récompenses et les peines de l’autre vie… On va loin dans cette Voie, et nous croyons que cette fois Kant a eu tort contre Proudhon.

Mais alors quelle sanction assignerons-nous’à la morale ? Aucune en vérité. L’idée du bien, pour nous, est, comme dit Proudhon, immanente à la conscience humaine. Faire le bien est une des fonctions de notre nature, connaître le bien est une de nos facultés. Impose-t-on une sanction aux arbres pour qu’ils poussent des feuilles, aux animaux pour qu’ils se reproduisent ? Mais la conscience ne connaît pas toujours le bien, et souvent la volonté ne le fait pas. Sans doute. La conscience peut être aveuglée par les préjugés, la volonté est fréquemment égarée par la passion. Que faire à cela ? Eclairer la conscience par l’instruction, la guérir, la rectifier ; redresser la volonté autant qu’elle peut l’être. Un moyen unique sert puissamment à ce double but : habituer l’homme à consulter sa conscience et à discuter ses actes avec lui-même, car la conscience est a elle-même son propre et son meilleur médecin. On nous dira que la connaissance du bien est difficile. Hélas ! oui ; mais la rectitude de la conscience est heureusement commune et naturelle ; nous analysons, péniblement le bien, mais nous le faisons instinctivement, presque sans le savoir, comme les arbres végètent. L’essentiel est pour nous, non pas de disséquer le bien moral, mais de ne pas offusquer la faculté qui nous le fait voir, de ne pas rendre inerte le sentiment qui nous le fait aimer. La morale, est, en fin de compte, l’accomplissement de la loi de notre nature


et fait partie d’un ensemble de forces qui travaillent à la conservation et au développement de notre espèce ; pour cette besogne, tout se trouve admirablement disposé d’avance ; nos efforts doivent être dirigés, non point vers l’accomplissement de ces fonctions, mais contre les obstacles nombreux qui tendent à les entraver. Ecartons les cailloux du chemin, et le char marchera tout seul. Les coups de fouet des philosophes érigés en cochers n’ont jamais produit de bien grands résultats, et une âme simple et droite en sait plus, en fait de morale pratique, que le plus profond raisonneur.

Législ. Le fondateur de l’Église chrétienne a dit expressément que son royaume n’était point de ce monde ; la plupart des gouvernements ont reconnu de leur côté que le monde surnaturel ne les regardait pas ; mais l’usurpation est naturelle aux puissances par la voie de la conscience, qu’elle avait mission de gouverner, l’Église s’est plus d’une fois immiscée dans l’administration des choses temporelles, et par le canal des lois civiles, qu’ils étaient chargés de faire et d’appliquer, les gouvernements temporels se sont glissés dans le domaine de la conscience. Ces observations ne s’appliquent pas aux gouvernements anciens qui, n’ayant établi aucune distinction entre le spirituel et le temporel, s’attribuèrent au même titre le droit de veiller sur les bonnes mœurs et celui de protéger les intérêts purement civils. Le conflit et les usurpations qui en sont résultés naquirent au temps où l’Église, se trouvant en possession exclusive des affaires spirituelles, s’efforça d’étendre plus loin son pouvoir, et où les princes temporels, qui devaient rester confinés dans les questions de ce bas monde, tentèrent de sortir de ce cercle. C’est pourquoi les lois anciennes déployèrent une grande sèvèrité dans la répression des attentats aux mœurs et des outrages à la morale publique. Sans faire la distinction de l’acte immoral avec le délit, confondant avec les faits de violence et de corruption tous les actes de libertinage, toutes les immoralités, un certain nombre d’actions que la morale réprouve et qui avilissent l’homme, les législateurs enveloppèrent d’abord dans leurs rigoureuses poursuites ceux qui, ouvertement ou en secret, avec ou sans violence, se livraient à leurs passions vicieuses. C’est ainsi qu’ils punirent, en assignant des degrés divers de criminalité, la fornication, le stupre, le rapt de séduction, l’inceste, la sodomie, la bestialité. La fornication simple, ou commerce volontaire avec des femmes majeures de mauvaise vie, était autorisée ; une sorte de nécessité l’avait fait tolérer ; mais elle était rigoureusement punie quand elle prenait le nom de stupre, c’est-à-dire quand elle devenait un commerce avec une femme connue par sa conduite, régulière, et pouvant s’être laissé séduire par l’espérance du mariage. Un principe différent, et plus équitable à nos yeux, a présidé à la rédaction du nouveau code pénal français. L’État, reconnu incompétent sur les questions de morale pure, ne poursuit et ne punit, dans l’immoralité que l’attentat au droit d’autrui. La loi française punit l’attentat à la pudeur, le viol, la corruption, l’adultère, la bigamie, parce que, dans tous ces crimes, une personne au moins, en dehors du coupable, se trouve lésée ; elle punit aussi l’outrage public à la morale, parce que la société elle-même se trouve offensée par un pareil délit ; mais elle tolère toutes les formes du libertinage, même contre nature, lorsqu’elles n’intéressent que la personne qui se livre à ces honteux écarts. « C’est, dit M. Faustin Hélie, à ces actes (ceux que noue ayons énumérés) que l’action de la loi doit se restreindre ; ceux-là seuls portent à autrui un dommage visible ; seuls ils se manifestent aussi avec un fait matériel que la justice peut saisir. Les autres, accomplis dans le secret, couverts la plupart d’un voile épais, ne troublent point ouvertement la société, qui les ignore, et ne portent dommage qu’à leurs auteurs, qu’ils dégradent… La loi a donc procédé avec sagesse en distinguant, parmi les actes immoraux, ceux qui, tout en révélant des habitudes licencieuses, ne produisent pas une offense directe sur autrui, et ceux qui tendent à produire ou qui produisent en effet un préjudice appréciable : les premiers ont dû être laissés à la seule réprobation de la conscience et de l’honnêteté publique, et la loi. n’a sévi que contre les actes que la société avait un véritable intérêt à punir. »

Il serait bien difficile de justifier, au point de vue de ces principes, la loi qui punit « les outrages à la morale publique et religieuse ; » nous la discuterons ailleurs (v. outrage) ; qu’il nous suffise, de dire ici comment elle a pu être introduite dans une législation dont elle contredit tous les principes. C’est que le principe qui exclut de la législation civile les questions de pure conscience, et qui consacre à ce point de vue la séparation de l’ordre spirituel et de l’ordre temporel, c’est que ce principe, disons-nous, admis par les auteurs du code, n’est pas universellement accepté par tous les législateurs ; une Chambre a donc pu se trouver, en 1819, qui a cru pouvoir faire invasion dans le domaine de la morale ; nous dirons combien cet acte fut malheureux, tant à cause du principe qu’il viola, que du terrain sur lequel il s’accomplit. À notre avis, il ne fallait pas ouvrir une nouvelle voie à la politique dans le domaine de


la morale ; les faits que la justice sociale réprime en vertu de son droit étaient suffisamment nombreux sans cette adjonction intempestive ; que l’on en juge par le tableau suivant des outrages aux mœurs commis en France ; nous l’empruntons à M. Tardieu :

1864 ……. …….. ……. 3, 222
1865 ……. …….. ……. 3, 248
1866 ……. …….. ……. 3, 050
1867 ……. …….. ……. 3, 763
1868 ……. …….. ……. 3, 034
1869 ……. …….. ……. 3, 019

On voit que chaque année présente à peu près le même contingent de délits de cette catégorie, et un autre rapprochement qu’on a fait a permis de constater que, dans la plupart des pays, les outrages à la morale se produisent dans une proportion à peu près identique ; Autres temps, autres pays, mêmes, mœurs.

— Politiq. Y a-t-il une morale politique ? Oui et non, selon le sens de la question. Veut-on demander s’il existe entre l’État et les particuliers et les États entre eux des devoirs et deS droits spéciaux, réglés par les principes généraux de la morale ? Oui. Entend-on que les-devoirs et les droits réciproques Soient soumis à des principes particuliers, vrais pour ce genre de relations, faux pour les rapports entre particuliers ? Non. L’antiquité, plus sévère que nous à cet égard, n’avait pas même soupçonné que la politique put permettre ce que défend la morale vulgaire. Ce n’est pas Platon, en tout cas, qui eût pu imaginer pour l’État le Scandaleux privilège démettre la morale en oubli, lui qui ne voyait dans les pouvoirs publics que les défenseurs-nés de la raison, et qui avait tracé le plan d’une république de philosophes.

Cette austère conception du gouvernement fut conservée à peu près intacte chez les Romains, aux beaux temps de la république, mais s’obscurcit sensiblement sous la tyrannie des césars. La tyrannie est une première injustice, qui en appelle à sa suite une multitude d’autres. Quand un jurisconsulte, Ulpien, eut osé dire que la volonté du prince a force de loi ; quand le caprice d’un despote eut été substitué aux régies sacrées de la morale publique ; quand la liberté humaine, quand le grand principe de l’autonomie, base éternelle de la morale, eut été mis en oubli et eut fait place à l’autocratie, il n’y eut plus guère de justice politique à espérer. La morale publique fut perdue. Le christianisme lui-même contribua puissamment à cette ruine, en substituant l’esprit de sacrifice, d’abnégation, d’humilité au sentiment antique de la dignité humaine, en proclamant vaines et de nul prix l’indépendance, la liberté, tous les biens dont la morale des nations est appelée à assurer là possession. À la morale naturelle, à la morale virile, à la morale vraie se substitua une religiosité qui détourna systématiquement les yeux de la terre pour les attacher au ciel ; les princes ne se crurent plus tenus par aucune règle et furent aidés dans leurs empiétements sur la souveraineté du peuple par les prédications évangéliques qui préconisaient l’obéissance aveugle. Au lieu du bonheur que les peuples étaient en droit de demander à leurs gouvernements, ils se bornèrent à solliciter d’eux un peu de modération dans leurs exactions et leur tyrannie.

Personne ne croit plus aujourd’hui que tout soit permis aux princes souverains ; il est admis par les croyants que les rois doivent des comptes à Dieu, et les incrédules vont jusqu’à leur demander eux-mêmes des comptes, peu confiants dans la justice divine. Mais il reste une question plus difficile et infiniment plus délicate : si les gouvernements doivent avoir pour but unique le bonheur des gouvernés, comme cela est universellement admis, tous les moyens leur sont-ils permis pour atteindre ce but ? Ce principe que la fin justifie les moyens, reconnu faux dans la morale privée ; l’est-il également dans la morale politique ? On a accusé Machiavel d’avoir enseigné ce principe ; c’est une accusation injuste : Machiavel, voulant donner des règles de gouvernement, a exposé celles qui, à son avis, étaient les plus propres à produire les résultats qu’on se propose d’atteindre, mais ne s’est nullement préoccupé de la moralité des moyens qu’il exposait sans les conseiller ou les justifier. Mais si Machiavel n’a pas créé une morale politique, il n’est que trop certain que la grande majorité des gouvernements s’en sont fuit une à leur usage. Une maxime romaine proclamait déjà que « le salut du peuple est la loi suprême ; » une multitude de tyrans ont invoqué, depuis, la raison d’État en faveur de leur tyrannie et de leurs injustices. La raison d’Etat doit être absolument proscrite du code de la morale. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de droit contre le droit ; il n’y a pas, il ne peut y avoir de droit opposé au droit. Très souvent, pour notre malheur, ou voit des intérêts opposés au droit, mais nul intérêt, pas même l’intérêt public, ne peut prévaloir contra le droit ; soutenir le contraire, c’est nier le droit, qui est inviolable on n ! est rien. C’est le principe qui préside, au moins en théorie, à toutes les lois modernes. Peut-être pourrait-on nous opposer la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique, qui supprime le droit de quelques-uns sans l’intérêt de tous ; maison ne saurait élucider une pareille question que par l’étude de l’essence de la propriété. En