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ment de son règne, dans ces ballets mythologiques où il jouait un rôle sous la figure du soleil, dans cette scène où, au moment de partir pour la chasse, il parut botté et éperonné dans le parlement pour intimer impérieusement ses ordres, et dans cent autres circonstances. Il en arriva à croire qu’il possédait, comme lieutenant de Dieu sur la terre, outre l’infaillibilité, un droit absolu sur la vie, les biens, l’âme et la conscience de ses sujets. Tout ce qui venait de lui lui paraissait avoir un caractère sacré. C’était d’ailleurs la vieille doctrine : le roi ne peut mal faire. D’où sa parfaite tranquillité de conscience, malgré sa bigoterie, dans ces liaisons adultères dont il légitima solennellement les fruits (v. LA VALLIÈRE, MONTESPAN, FONTANGES, etc.). Nous ne nous arrêterons pas ici sur ces épisodes de sa vie privée, afin de ne pas étendre démesurément cet article, dont les limites sont étroites déjà pour l’esquisse des actes publics ; il en est un cependant dont nous devons dire quelques mots, si répugnante que soit la matière : c’est l’opération de la fistule dont à cette époque était affligé Louis XIV ; ce fut, en ce temps d’idolâtrie monarchique, une véritable affaire d’État, un événement public. Peut-être ne sera-t-on point fâché de trouver ici quelques détails authentiques et peu connus sur cette grosse affaire, qui tint la France en suspens et excita la verve des poètes et le zèle des courtisans et des académiciens.

Depuis quelque temps déjà, on savait que le demi-dieu de Versailles souffrait d’une fistule à l’anus, triste infirmité qui s’accorde peu avec la majesté olympienne et qui ne devrait frapper que les simples mortels. Louis refusa d’abord de se laisser opérer et laissa majestueusement l’ulcération s’aggraver. Mille officieux proposèrent des remèdes infaillibles. Une grande dame[de la cour, Mme  de La Daubière, inventa un emplâtre, le fit accepter, et, chose curieuse, présida elle-même à l’application de sa panacée, qui ne fit qu’augmenter les souffrances. D’autres moyens furent encore proposés. Louvois les fit expérimenter à grands frais in anima vili, c’est-à-dire sur de pauvres diables affligés de cette dégoûtante affection, fort commune alors. Les eaux de Barèges, de Bourbon, toutes sortes d’onguents, de pommades, d’eaux miraculeuses en réputation dans certains couvents ou préparés par des charlatans laïques furent tour à tour expérimentés, mais sans aucun résultat. Le premier chirurgien du roi, Félix de Tassy, insistait toujours pour l’opération. Bessières, autre chirurgien renommé, se prononça dans le même sens, ainsi que Fugon et tous les autres praticiens qui furent consultés, et qui déclarèrent unanimement qu’aucun remède n’y ferait sans l’opération. Le roi finit par se résigner à livrer sa chair royale aux opérateurs. Mais plusieurs méthodes étaient en présence : la ligature, les caustiques, enfin l’incision. Ce dernier moyen, employé par les anciens, était alors presque entièrement tombé en désuétude, l’opération par l’instrument tranchant paraissant si terrible, qu’on la nommait avec terreur la grande opération. C’était celle-là que voulait appliquer Félix de Tassy. Après bien des hésitations, le royal patient y consentit. Les préparatifs furent faits dans le plus grand secret. Au syringotome de Galien, ordinairement employé, Félix substitua un bistouri de son invention, qu’il fit faire exprès, et qui reçut depuis le nom de bistouri à la royale. L’opération eut lieu le 18 novembre 1686, dans la chambre à coucher de Louis XIV, en présence de Mme  de Maintenon, de Louvois, du Père de La Chaise et de tous les médecins, chirurgiens et apothicaires du roi. Nous n’entrerons pas ici dans tous les détails techniques. On les trouvera dans les mémoires du médecin Dionis et dans les Curiosités historiques de M. Le Roi, bibliothécaire de Versailles ; Louis paraît avoir subi assez courageusement l’opération, que la famille royale et la cour n’apprirent que lorsque tout était terminé. La stupéfaction fut au comble, et les courtisans ne tarirent plus en manifestations d’inquiétude hyperboliques, en témoignages bruyants d’enthousiasme sur le courage du roi, qui s’était dévoué à subir la grande opération pour le bien de ses peuples, etc. Peu s’en fallut qu’on ne lui fit un mérite d’avoir eu une fistule à l’anus. Il faut lire la relation du Mercure galant, .journal de la cour, si l’on veut voir jusqu’où peut aller le fétichisme de commande et la platitude officielle. Le journal de Dangeau nous a conservé jour par jour l’état du roi après l’opération. Le premier jour il tint son conseil, et le soir il y eut appartement. Cependant, soit qu’on se fût trop hâté dans le traitement, soit pour toute autre cause, la quinzième jour, il fallut faire de nouvelles incisions, et Louis XIV ne fut assez bien guéri pour sortir de ses appartements que le 11 janvier 1687, cinquante-quatre jours après la première opération. Félix et les autres médecins et chirurgiens furent récompensés royalement de leurs soins et reçurent près de 600,000 livres, qui représenteraient aujourd’hui au moins 1 million. Cette opération chirurgicale fait époque dans la science, puisque la méthode de l’incision, remise en honneur par Félix, est encore celle qui est le plus généralement suivie. Néanmoins, on put constater dans la santé générale et l’humeur du roi, soit avant, soit après l’opération, une altération sensible qui, chez un monarque aussi absolu, ne put manquer d’avoir quelque influence sur la marche et la direction des affaires. Tout déclina en effet, à partir de la maladie du roi, mais, comme nous l’exposerons plus loin, les causes de la décadence de la monarchie étaient à la fois plus profondes et plus radicales.

Nous ne nous appesantirons pas sur le spectacle scandaleux qu’avaient offert jusqu’alors les mœurs royales. On sait assez que Louis XIV, outre ses maîtresses en titre, ses amours officielles, eut une infinité d’autres liaisons ; qu’il commettait ses adultères en parfaite sécurité de conscience, promenant en public et dans le même carrosse deux de ses maîtresses, à côté de son épouse et de son confesseur.

En 1683, Colbert était mort, exécré du peuple qui ne voyait guère en lui que l’auteur des charges dont il était accablé pour payer la gloire de son roi. Avec lui finit la race des grands ministres. Encore quelques années, et la décadence de la monarchie va commencer.

Le roi était alors sous l’influence de Mme  de Maintenon, que d’abord il avait chargée de l’éducation de ses bâtards, et qui bientôt prit sur lui le plus grand empire, quoiqu’elle fût déjà mûre. Il l’épousa secrètement vers 1684 ou 1685 (Marie-Thérèse était morte en 1683). La célèbre marquise avait alors à peu près cinquante ans. On lui a attribué une part considérable à la révocation de l’édit de Nantes, aux dragonnades, et à toutes les persécutions contre les réformés. C’est un problème dont on trouvera l’examen à l’article qui lui est consacré. Nous ne nous étendrons pas non plus sur les mesures funestes dont il est ici question, des notices spéciales leur étant consacrées.

Pendant que Louis, avec autant d’ineptie que de cruauté, mutilait la France en expulsant les réformés, la ligue d’Augsbourg se formait contre lui. L’empire, l’Espagne, la Hollande, l’Angleterre, la Suède, etc., y entrèrent successivement. C’était précisément le moment où le roi venait d’être opéré de la fistule qui l’avait fait longtemps souffrir. Il se retrouva dès lors plus en état de faire face à la coalition. La campagne s’ouvrit à l’époque de la révolution anglaise qui mit Guillaume d’Orange sur le trône (1688). Louis envoya une armée en Allemagne, et prépara une expédition pour rétablir Jacques II et les Stuarts sur le trône d’Angleterre. Mais la défaite de Jacques à La Boyne (Irlande, 1690), et le désastre naval de La Hogue, subi par Tourville (1692), affermirent Guillaume dans la possession du trône. La guerre générale continua, mêlée des succès de Catinat en Piémont, de ceux de Luxembourg à Fleurus (1690), à Steinkerque (1692) et à Nerwinde (1693), des avantages remportés sur mer par Jean Bart et Duguay-Trouin, et de revers en Provence et ailleurs ; guerre désastreuse dans ses résultats, qui se prolongea jusqu’à la paix de Ryswick (1697), par laquelle Louis dut restituer toutes les conquêtes récentes et les acquisitions faites depuis la paix de Nimègue, sauf Strasbourg et les domaines d’Alsace. La France avait lutté glorieusement contre l’Europe entière ; mais comme résultat final elle était diminuée et épuisée. Et cependant elle dut bientôt se préparer à de nouveaux sacrifices : la guerre de la succession d’Espagne allait éclater, au moment même où le royaume était à l’intérieur déchiré par le soulèvement des camisards.

Le roi d’Espagne Charles II, entouré d’obsessions, avait en mourant institué pour son successeur son petit-neveu Philippe d’Anjou, fils du dauphin de France. Louis accepta ce legs, malgré les périls certains qu’il offrait, et c’est en faisant ses adieux à son petit-fils qu’il aurait prononcé la parole fameuse : Il n’y a plus de Pyrénées, dont l’authenticité d’ailleurs n’est pas bien certaine (déc. 1700). Naturellement, l’Europe entière s’arma de nouveau contre nous (v. succession d’Espagne [guerre de la]). Une guerre générale contre la France et l’Espagne, et dirigée par ce qu’on a nommé le triumvirat de Marlborough. d’Eugène et de Heinsius, éclata sur terre et sur mer et se prolongea jusqu’en 1712, ayant pour principaux épisodes les désastres d’Hochstœdt, de Ramillies et de Malplaquet. La victoire du duc de Vendôme à Villaviciosn (1710) relève un peu le prestige de nos armes et assure l’Espagne à Philippe V. Le succès de Denain (1712), remporté par Villars sur les impériaux amène enfin la conclusion des traités d Utiecht (1713), de Rastadt et de Bade (1714). La France y perdit plusieurs villes de Flandre, une partie de ses colonies, et s’engagea à combler le port de Dunkerque ; elle put cependant garder les grandes conquêtes territoriales du règne. Mais elle demeura comme anéantie et ne se releva plus jusqu’à la Révolution. La fin du règne de Louis XIV est lamentable ; elle est remplie par des guerres théologiques, par les persécutions contre les jansénistes, par les ridicules disputes sur la bulle Unigenitus, celles du quiétisme, enfin par ces mille petits faits qui caractérisent les époques de décadence. Le roi, qui avait perdu successivement son fils le grand dauphin, ses petits-fils le duc de Bourgogne et le duc de Berry, s’éteignit tristement en 1715, laissant sa couronne à son arrière-petit-fils, l’enfant qui fut Louis XV et qui précipita la mort de la monarchie.

Louis XIV avait régné soixante-douze ans. « Ce qui saisit, dit M, Michelet, dans cette fin lamentable de 1715, c’est que non-seulement toute la vieille machine (royauté, clergé et noblesse) s’enfonce et presque disparaît, mais l’ordre, même extérieur, l’administration, vraie gloire de ce règne, n’existe plus à proprement parler. La bureaucratie est paralysée, la comptabilité périt. Le gouvernement effaré ne peut plus même se rendre compte de ses fautes.

« Dans tout ceci éclate le contraste et la lutte de deux choses qu’on aime trop à confondre dans l’idée complexe de la centralisation royale : le gouvernement personnel et l’administration. C’est justement le premier qui tue l’autre. Colbert, Louvois, malmenés par le roi et minés par la ligue des courtisans et des dévots, meurent à la peine, et avec eux l’ordre même. Au gouvernement personnel ils avaient prêté le beau masque et la couverture secourable d’une certaine régularité administrative qui faisait illusion. Ces commis-rois faisaient obstacle au roi, empêchaient ce gouvernement d’apparaître dans sa vérité. Quitte enfin d’eux, la royauté se révéla, fut elle-même. Libre, Louis XIV en donna le vrai type, la forme pure. Il put descendre en pleine majesté ce superbe Niagara de la banqueroute, du plus profond chaos, de l’écrasant naufrage.

« La France ne fut pas sauvée, comme on l’a dit, mais roulée et brisée. Elle enfonça, disparut. Et si elle revint, ce fut en tel état que, jusqu’à la Révolution, le monde entier jura qu’elle n’était jamais revenue. »

Il n’est pas sans intérêt, en face d’un tel règne, qui personnifie au plus haut degré la monarchie absolue et en offre le type le plus complet, d’en examiner, à ce point de vue spécial, les principes et les conséquences, d’en apprécier les résultats et de juger l’arbre par ses fruits. Tout d’abord, il importe de détacher du front du « grand roi » cette auréole de gloire dont les poëtes et les historiens l’ont entouré à l’envi en faisant d’un seul homme, médiocre à bien des points de vue, le centre d’une circonférence immense dont un nombre considérable de grands hommes et de grands faits sont les éclatants rayons. La part énorme que l’on fait à ce prince dans la gloire littéraire du XVIIe siècle est fort contestable, et la dénomination de siècle de Louis XIV donnée à cette époque est elle-même inexacte. C’est Voltaire qui a répandu cette idée, avec toutes les erreurs historiques qui en découlent. Sans doute le grand écrivain était sincère dans son admiration, et ce n’est pas par courtisanerie que dans un livre publié à Berlin, où il était réfugié, il exalte avec tant d’enthousiasme le prédécesseur de Louis XV ; peut-être même n’était-il pas fâché d’opposer le temps passé au présent. Toujours est-il que, grâce à lui, le XVIIe siècle tout entier est pour bien des gens le siècle du grand roi.

Or, c’est seulement en 1661 que Louis XIV commença à régner par lui-même. Voltaire mentionne parmi les artistes célèbres du temps de Louis XIV Lesueur et Poussin ; et le premier était mort six ans avant 1661 ; Poussin mourut, il est vrai, quatre ans après cette date, mais à Rome, où il vivait depuis plusieurs années, loin de l’envie et des cabales qui l’avaient chassé de France. Dans la même liste on rencontre jusqu’à Descartes, mort en Suède onze ans plus tôt ; Pascal, dont les Provinciales étaient publiées depuis cinq ans, et qui mourut un an après l’avènement du grand roi ; enfin Corneille, qui depuis longtemps avait écrit tous ses chefs-d’œuvre, mais qui va produire sous ce règne Agésilas et Attila !

Cela n’empêchera pas Racine d’écrire plus tard, en parlant de Corneille et de Louis XIV : « La France se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes. »

Et la France, en effet, l’a répété depuis parce qu’un autre grand poëte l’avait dit. Mais la chronologie n’a pas de ces complaisances de courtisan, et voici ce qu’elle nous apprend : le Cid est de 1636 ; Horace et Cinna de 1639 ; Polyeucte de 1640 ; Pompée de 1641  ; le Menteur de 1642, etc. Et Louis XIV, répétons-le n’a régné qu’en 1661.

Molière, La Fontaine, Bossuet étaient à cette époque dans la force de l’âge, et ce n’est pas exagérer que de dire qu’ils s’étaient formés sous le régime précédent. Bossuet avait commencé trois ans auparavant à prêcher ses admirables sermons, et l’on ne voit point qu’il manquât quelque chose à son éloquence et que son génie eût besoin pour fleurir des rayons de l’astre royal.

Molière avait déjà composé six de ses comédies, et si Louis XIV lui montra quelque bienveillance, comme à tous ceux qui le divertissaient, qui lui étaient utiles pour ses fêtes et ses ballets, il serait puéril de s’en extasier et d’attribuer à cette protection dédaigneuse le développement du génie de notre immortel comique. Ce génie, l’a-t-il même jamais apprécié à sa juste valeur ? On en pourrait douter quand on se souvient d’une anecdote qui parait authentique. Il demandait à Boileau quel était le plus grand écrivain de son règne. L’auteur du Lutrin lui nomma Molière. Le roi parut tout surpris : « Je ne le croyais pas, » dit-il. En outre, il paraît prouvé qu’il faisait bien plus grand cas du bouffon Scaramouche que de l’auteur du Misanthrope.

Quant à La Fontaine, son insouciance et son goût pour la solitude et la rêverie le tinrent toujours éloigné de la cour et des faveurs.

Boileau, quand il fut présenté pour la pie rai ère fois à Louis XIV en 1669, avait déjà écrit ses satires littéraires, c’est-à-dire ses meilleurs ouvrages.

Racine, Fénelon et La Bruyère, voilà les grands écrivains qui appartiennent réellement à ce règne. Est-ce à dire pour cela que ceux-là mêmes ont dû leur génie à l’influence du grand roi, et que le régime du pouvoir absolu était nécessaire à leur éclosion ?

À l’aide des Mémoires de Saint-Simon, cet observateur si pénétrant, nous allons pouvoir entrer plus intimement encore dans les faiblesses de ce règne, dont la gloire est toute superficielle, et montrer qu’il a dû sa grandeur apparente, non pas à l’excellence des principes sur lesquels reposait le pouvoir, mais bien à un concours de circonstances essentiellement transitoires ; que cette harmonie, cet ensemble moral qui caractérisent les belles années de Louis XIV se sont produits en dehors de lui, et n’ont même pas pu durer la vie d’un homme. En ceci, l’examen d’un tel règne est du plus haut enseignement historique.

On a voulu trouver dans des accidents physiques, ou pour mieux dire pathologiques, personnels au grand roi, les causes de la prospérité et de la décadence de sa monarchie. La fistule qui lui survint, et dont on le débarrassa difficilement, semble en effet marquer l’apogée du règne, jusque-là toujours heureux, toujours grand, et, à partir de cette époque, entraîné fatalement à l’abîme, aux désastres ; de là cette division originale créée par Michelet ; Louis XIV avant et Louis XIV après la fistule. Mais un examen attentif des faits ne permet pas de voir cette transition brusque d’une période à l’autre ; au contraire, cet examen nous montre le développement, jusque dans ses conséquences extrêmes, fatales, du principe toujours le même qui a guidé Louis XIV d’un bout à l’autre de sa carrière : l’infatuation de lui-même, la certitude de son infaillibilité basée sur le droit divin des rois, et formulée dans le vieil axiome monarchique : le roi ne peut faillir.

Louis XIV était né avec une élévation naturelle dans les sentiments ; elle avait triomphé de la détestable éducation qu’il avait reçue. À la mort de Mazarin, sans doute il voulut gouverner seul, mais d’abord avec un noble empressement pour tout ce qui était grand. Il aimait la France ; il la voulait glorieuse, éclatante de succès et de prospérité. Cette ardeur de jeunesse, cet orgueil qui, rapporté à lui-même, embrassait pourtant son peuple, respire dans les lettres, les ordres, les instructions des premiers temps de son règne.

« Il aimait la gloire, dit Saint-Simon ; il voulait l’ordre et la règle ; il était né sage, modéré, secret, maître de ses mouvements et de sa langue. Le croirait-on ? il était né bon et juste, et Dieu lui avait donné assez pour être un bon roi, et peut-être même un assez grand roi. Tout le mal vint d’ailleurs. »

Le mal vint surtout de cette infatuation du pouvoir absolu dont il offre l’exemple le plus complet et parfois le plus extravagant. D’après la définition qu’il en a faite lui-même, le droit divin confère à celui qui en est investi par sa naissance une mission providentielle ; c’est une sorte de délégation des droits de Dieu sur l’homme.

Voici en effet comment il s’exprime :

« Décidez ; Dieu vous a fait roi, il vous donnera les lumières nécessaires. » (Instructions au duc d’Anjou.)

« Il est sans doute de certaines fonctions où, tenant pour ainsi dire la place de Dieu, nous semblons être participants de sa connaissance aussi bien que de son autorité. » (Instructions pour le Dauphin.)

« Exerçant ici-bas une fonction toute divine, nous devons tâcher de paraître incapables des agitations qui pourraient la ravaler. » (Instructions pour le Dauphin.)

« Tout ce qui se trouve dans l’étendue de nos États, de quelque nature que ce soit, nous appartient : les deniers qui sont dans notre cassette, ceux qui demeurent entre les mains de nos trésoriers et ceux que nous laissons dans le commerce de nos peuples. » (Instructions pour le Dauphin.)

On pourrait multiplier les citations, mais tout Louis XIV est là. Il suffit de suivre, dans la longue carrière du monarque, le développement de ces principes, dont il fait la base de sa vie et de son gouvernement, l’envahissement progressif de cette personnalité tyrannique, absorbante, qui ne veut rien voir en dehors d’elle-même, qui rapporte tout à sa propre initiative, pour se rendre compte de la dissolution, progressive aussi, de la monarchie. On va voir combien le despotisme monarchique, loin d’avoir été favorable à l’éclosion des hommes de génie les a écrasés et annihilés.

« Sa première entrée dans le monde, dit Saint-Simon en parlant de Louis XIV, fut heureuse en esprits distingués. Ses ministres, au dedans et au dehors, étaient alors les plus forts de l’Europe, ses généraux, les plus grands ; leurs seconds, les meilleurs. Les mouvements dont l’État avait été si furieusement agité, depuis la mort de Louis XIII,