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LIII
PRÉFACE.

être payée. » Pour lui, une pension est une « redevance payée à qui l’on ne doit rien ; » l’avoine est « une graine qui sert à nourrir les chevaux en Angleterre, et les hommes en Écosse. » Beaucoup d’autres définitions sont empreintes de cet esprit satirique si original chez les Anglais, que Swift et Sterne ont porté à sa dernière perfection. Nous n’en blâmons certes pas Johnson ; il en a usé d’une manière discrète et spirituelle ; mais nous devons faire observer que ces excentricités sont dangereuses à imiter. Quand on se permet d’introduire la plaisanterie dans un sujet sérieux, on est tenu de le faire avec réserve et surtout avec esprit. Malheureusement, il s’est trouvé parmi les lexicographes français des imitateurs maladroits, qui ont justifié une fois de plus l’exclamation d’Horace : 0 imitatores, servum pecus ! Nous regrettons de rencontrer M. La Châtre au nombre de ceux qui ont voulu marcher sur les traces de l’auteur anglais ; ils croient rire et ils font la grimace. On les a comparés très-justement à des éléphants qui essayeraient de danser sur la corde. Nous préférons de beaucoup à toutes ces rapsodies les Pensées d’un emballeur, du Tintamarre.

Une juste place, une place largement méritée, accordée à l’éloge, il nous reste à faire la part de la critique. Le côté faible du dictionnaire de Johnson est la pauvreté des recherches et des études sur la question des étymologies. On reproche avec raison à l’auteur son entière ignorance de la langue anglo-saxonne et des idiomes teutoniques collatéraux. Ne pouvant puiser dans son propre fonds, Johnson en a été réduit à copier dans Skinner et Junius tout ce qui touche à l’origine et à la filiation des mots ; la science philologique fait complètement défaut à son ouvrage. On remarque aussi des erreurs dans la manière dont il a tracé les significations successives de certains mots, et l’on constate l’absence perpétuelle de méthode et de vues philosophiques. Sous ce dernier rapport, M. Todd n’a pas enrichi le dictionnaire de Johnson, bien qu’il l’ait grossi d’additions utiles, jusqu’à en former six volumes in-4o. Le docteur Latham, philologue exercé, a donné une édition plus correcte et plus riche de l’ouvrage du célèbre lexicographe anglais.

Un travail si remarquable et si éminemment utile ne fit pas la fortune de Johnson. Les libraires s’étaient engagés à lui payer une somme de treize cent soixante-quinze livres sterling, sur laquelle il devait indemniser ses collaborateurs ; mais Johnson, qui s’était flatté d’avoir terminé son dictionnaire à la fin de 1750, fut débordé par sa tâche, et ce n’est qu’en 1755, comme nous l’avons dit, qu’il put livrer son travail à l’imprimeur, de sorte qu’il n’en recueillit aucun bénéfice matériel. Mais il en fut amplement dédommagé par la plus flatteuse récompense que puisse ambitionner le véritable homme de lettres, l’illustration et la popularité qui s’attachèrent à son nom. Il put alors, sans être taxé d’orgueil, exprimer les sentiments de légitime fierté qu’il avait dans le cœur, en dépit de ses dehors communs, pour ne pas dire plus, et donner une leçon de dignité à l’un des plus nobles personnages de son temps. Il avait annoncé, dans le prospectus de son dictionnaire, que son œuvre allait paraître sous le patronage de lord Chesterfield, qu’il avait invoqué, mais qui lui fut ensuite poliment refusé. Lorsque Johnson eut attiré sur son ouvrage les regards de toute l’Angleterre, lord Chesterfield voulut revendiquer un honneur qu’il avait dédaigné, et il écrivit lui-même dans un journal anglais (le Monde) plusieurs articles excessivement élogieux sur le dictionnaire de Johnson. L’auteur y répondit poliment, mais sur le ton de la dignité blessée : « Milord, j’ai lu dernièrement dans le Monde deux articles qui recommandent mon dictionnaire au public, et qui sont l’ouvrage de Votre Seigneurie. Très-peu accoutumé aux faveurs des grands, je ne sais ni comment recevoir, ni de quelle manière reconnaître une si honorable distinction. Lorsque de faibles encouragements me décidèrent à aller rendre visite à Votre Seigneurie, je fus maîtrisé, comme tous ceux qui ont l’honneur de vous approcher, par le charme de vos discours. Je conçus, malgré moi, le désir présomptueux de pouvoir me nommer le vainqueur des vainqueurs de la terre. J’espérais obtenir de vous cet intérêt dont je voyais le monde jaloux ; mais mes avances furent accueillies d’une manière si glaciale, que ni la fierté ni la modestie ne me permirent de les continuer. L’attention que vous avez la bonté d’accorder maintenant à mes travaux, si elle avait été moins tardive, m’eût touché comme une preuve de sympathie ; mais vous avez trop attendu. Sept ans se sont écoulés, milord, depuis le jour où j’ai été repoussé de votre porte ; durant cet intervalle, j’ai poursuivi mon travail à travers des difficultés dont il est superflu de me plaindre, et je l’ai conduit enfin jusqu’à son achèvement sans qu’un seul témoignage de bienveillance ou un sourire de faveur soit venu m’encourager…

« Ce n’est pas un protecteur, milord, celui qui voit avec insouciance un homme se débattre dans les flots, en danger de perdre la vie, et qui, lorsqu’il a atteint le rivage, l’embarrasse d’un secours inutile… J’espère qu’il n’y a point une cynique ingratitude à ne pas reconnaître l’obligation quand on n’a pas reçu le bienfait, ou à ne pas vouloir que le public me considère comme redevable à un protecteur de ce que la Providence m’a rendu capable de faire moi-même. »

Cette lettre était fière et digne, et lord Chesterfield crut rendre malice pour malice à son protégé, en traçant de lui le portrait suivant, qui n’est peut-être pas tout à fait imaginaire, Car Johnson, comme beaucoup de savants, d’ailleurs très-estimables, négligeait trop les bienséances sociales, et, par ses manières gauches et maladroites, donnait trop de prise sur lui chez une nation où la respectability joue un rôle si éminent : « Il est un homme, écrit le noble lord, dont je reconnais, j’estime et j’admire le caractère moral, les profondes connaissances et le talent supérieur ; mais il m’est si impossible de l’aimer, que j’ai presque la fièvre quand je le rencontre dans une société. Sa figure, sans être difforme, semble faite pour jeter de la disgrâce