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ce que se représentant que lui et eux font un tout dont il n’est pas la meilleure partie, il préfère souvent leurs intérêts aux siens, et ne craint pas de se perdre pour les sauver. L’affection que les gens d’honneur ont pour leurs amis est de cette nature, bien qu’elle soit rarement si parfaite ; et celle qu’ils ont pour leur maîtresse en participe beaucoup, mais elle participe aussi un peu de l’autre. »

À la distinction de l’amour de bienveillance et de l’amour de concupiscence, Descartes propose de substituer une division de l’amour, ingénieuse, originale et vraiment digne d’un mathématicien. « On peut, dit-il, ce me semble, avec meilleure raison, distinguer l’amour par l’estime qu’on fait de ce qu’on aime, à comparaison de soi-même ; car lorsqu’on estime l’objet de son amour moins que soi, on n’a pour lui qu’une simple affection ; lorsqu’on l’estime à l’égal de soi, cela se nomme amitié ; et lorsqu’on l’estime davantage, la passion qu’on a peut être nommée dévotion. Ainsi on peut avoir de l’affection pour une fleur ; pour un oiseau ; mais, à moins d’avoir l’esprit fort déréglé, on ne peut avoir de l’amitié que pour des hommes. Et ils sont tellement l’objet de cette passion qu’il n’y a point d’homme si imparfait qu’on ne puisse avoir pour lui une amitié très-parfaite, lorsqu’on en est aimé et qu’on a l’âme véritablement noble et généreuse. Pour ce qui est de la dévotion, son principal objet est sans doute la souveraine Divinité, à laquelle on ne saurait manquer d’être dévot lorsqu’on la connaît comme il faut ; mais on peut aussi avoir de la dévotion pour son prince, pour son pays, pour sa ville, et même pour un homme particulier lorsqu’on l’estime beaucoup plus que soi. Or, la différence qui est entre ces trois sortes d’amours paraît principalement par leurs effets, car, d’autant qu’en toutes on se considère comme joint et uni à la chose aimée, on est toujours prêt d’abandonner la moindre partie du tout qu’on compose avec elle pour conserver l’autre. Ce qui fait qu’en la simple affection l’on se préfère toujours à ce qu’on aime, et qu’au contraire en la dévotion l’on préfère tellement la chose aimée à soi-même, qu’on ne craint pas de mourir pour la conserver. De quoi on a vu souvent des exemples en ceux qui sont exposés à une mort certaine pour la défense de leur prince et de leur ville, et même aussi quelquefois pour des personnes particulières auxquelles ils s’étaient dévoués. »

Malgré l’autorité de Descartes, nous voyons une différence essentielle entre deux catégories de mobiles dont les uns ne nous poussent à employer notre force que pour notre propre intérêt, tandis que les autres dirigent cette même force vers la bienfaisance et le sacrifice. L’amour de bienveillance et l’amour de concupiscence n’ont en réalité rien de commun que le nom d’amour et le caractère général de passion attractive. V. Passion.

Leibnitz donne de l’amour cette belle définition, qui s’applique uniquement à l’amour de bienveillance : « Aimer, c’est être porté à prendre du plaisir dans le bien ou bonheur de l’être aimé. » Il rejetterait volontiers, comme impropre, le mot amour appliqué aux choses : « On n’aime point, dit-il, à proprement parler, ce qui est incapable de plaisir et de peine. »

Dugald Stewart divise les passions en appétits (faim, soif, etc.), désirs (désir de puissance, désir de supériorité, etc.), et affections (amitié, patriotisme, etc.). Il comprend sous le nom d’affections tous, les mobiles qui ont pour fin et pour effet direct de causer du plaisir ou de la peine à nos semblables. Les amours de personnes et les amours de choses, rangés, les premiers parmi les affections, les seconds parmi les appétits et les désirs, conservent dans cette classification la distance naturelle qui les sépare.

Auguste Comte comprend sous le nom d’altruisme (V. ce mot) l’ensemble des penchants qui nous portent à vivre pour autrui, c’est-à-dire les amours de personnes, et sous le nom d’égoïsme les amours de choses. Il distingue avec soin dans certains sentiments complexes, tels que l’amour proprement dit, les deux éléments égoïste et sympathique qui s’y trouvent mêlés.

M. Jules Simon divise la sensibilité humaine en amour de soi, amour de l’humanité, amour divin. « Toutes nos passions, dit-il, comme toutes nos facultés intellectuelles, ont pour objet le moi, la créature ou le créateur. C’est qu’il est dans la nature d’un être imparfait : 1° de persévérer dans son être ; 2° de soutenir des rapports avec le Dieu qui l’a créé, et avec le monde dont il fait partie……. Je suis fait pour tendre vers Dieu comme tous les êtres, pour me conserver moi-même comme tous les êtres, pour favoriser chez tous les autres êtres l’accomplissement en commun d’une destinée identique. De là dans mon intelligence trois facultés, l’une qui se dirige vers Dieu, l’autre vers le moi, et la troisième vers le monde : la raison, la conscience et la perception. De là dans ma sensibilité ou dans l’amour de soi, l’amour des hommes. »

Il est facile de voir que l’amour des hommes et l’amour de Dieu, absolument semblables quant à la nature du sentiment, ont, quant à son objet, ce caractère évidemment commun de s’adresser à un autre qu’au moi ; aussi croyons-nous qu’une classification rationnelle doit rejeter la division ternaire de M. Jules Simon aussi bien que celle de Descartes, et s’en tenir au dualisme : amour de soi, amour d’autrui (égoïsme et altruisme d’Auguste Comte), lequel reproduit l’ancienne division : amour de concupiscence, amour de bienveillance. Tous les amours de choses sont en réalité des applications, des déterminations particulières de l’amour de soi : aimer, en ce sens, c’est voir dans l’objet aimé un simple moyen de plaisir, de bonheur personnel. Tous les amours de personnes sont des applications, des déterminations particulières de l’amour d’autrui : aimer, en ce sens, c’est faire son plaisir, son bonheur, du plaisir, du bonheur de l’objet aimé. Remarquons que si un tel amour peut se déclarer en nous pour des êtres qui ne sont pas de notre espèce, c’est parce que ces êtres reproduisent plus ou moins quelques-unes des qualités de la nature humaine. Nous pouvons aimer les animaux parce qu’ils sentent comme nous, qu’ils sont comme nous capables de jouir, de souffrir et d’aimer ; nous les aimons d’autant plus facilement qu’ils marquent plus de sensibilité et d’intelligence. A mesure que nous descendons, dans l’échelle des êtres, à des espèces qui s’éloignent davantage de la nôtre, notre affection trouve moins de prise, et bientôt finit par n’en plus avoir. Mais alors notre faculté de personnifier vient au secours de notre faculté d’aimer et semble l’étendre indéfiniment ; l’imagination permet au cœur de se répandre sur toute la nature et même de s’élever au-dessus de la nature : c’est ainsi que nous aimons non-seulement des animaux, mais des fleurs ; non-seulement des fleurs, mais des êtres fictifs que nous créons à notre image, des abstractions auxquelles nous prêtons notre vie et notre personnalité.

II. — Amour de soi. L’amour de soi est le sentiment qui nous attache à la conservation et au développement de notre propre individualité. « Nous n’avons pas besoin, dit M. Jules Simon, qu’on nous apprenne à nous aimer ; c’est un sentiment que nous apportons en naissant. Le premier jour où notre âme sent et pense, c’est-à-dire le jour où elle commence à exister et à vivre, elle se connaît et elle s’aime. Le moi s’introduit à cette heure-là, pour n’en plus sortir, dans la conscience et dans le cœur de l’homme. On a beau dire que le moi est haïssable ; il ne parait si haïssable aux autres que parce qu’il les gêne dans leur amour-propre ; et si nous nous aimions moins, nous verrions avec moins de répugnance ceux qui s’aiment avec excès. »

L’analyse de la sensibilité nous montre dans l’amour de soi le principe de deux mouvements opposés et corrélatifs, qui se produisent dans l’âme à la suite de la sensation : l’un qui naît de la sensation agréable et tend à la possession de sa cause, l’autre qui naît de la sensation désagréable et tend à l’éloignement de sa cause ; le premier attractif, le second répulsif. Celui qui naît à la suite de la sensation agréable commence par la joie, se transforme en amour, et finit par aspirer dans le désir à la possession de la cause quelconque de la sensation ; celui qui succède à la sensation pénible débute par la tristesse, devient haine, et aboutit à l’aversion de la cause quelconque de cette sensation. Ainsi le plaisir et la douleur, qui naissent des sensations, engendrent l’amour et la haine ; l’amour et la haine, à leur tour, produisent le désir et l’aversion. Le sentiment du plaisir me porte naturellement à aimer la cause qui l’a produit, et du moment que je l’aime, il est naturel que je désire la posséder ou me rapprocher d’elle. De même le sentiment de la douleur m’inspire de la haine pour la cause qui l’a produite, et me porte aisément à la repousser loin de moi. Plaisir, amour, désir ; douleur, haine, aversion, telle est la génération des phénomènes de la sensibilité. « En dernière analyse, dit très-bien Jouffroy, la sensation agréable et la sensation désagréable, le plaisir et la douleur y sont la fin véritable des deux passions attractive et répulsive qui se développent dans la sensibilité : or, la sensation agréable, le plaisir, c’est le bien sensible ; la sensation désagréable, la douleur, c’est le mal sensible ; la passion désire l’un et repousse l’autre : la fin de la passion est donc la jouissance du bien sensible, et l’éloignement du mal sensible. Mais en repoussant le mal sensible, la sensibilité témoigne le même esprit qu’en aspirant au bien sensible ; le premier étant le contraire du second, repousser l’un c’est encore aspirer à l’autre ; la passion répulsive a donc la même fin et le même principe que la passion attractive ; tous les mouvements élémentaires qui les composent ne sont donc non plus que les manifestations variées de la tendance d’un même principe à une même fin ; il y a donc unité de principe et de fin dans tout le développement sensible. Cette fin unique, c’est le bien sensible ; ce principe unique qui manifeste par tant de mouvements divers sa tendance uniforme à cette fin, c’est l’amour de soi. L’amour de soi ne doit être confondu avec aucun des mouvements simples qui constituent les passions, ni avec les passions elles-mêmes, ni avec la passion considérée dans son unité. Il est le pourquoi de tous ces mouvements ; il y a entre eux et lui toute la différence qui existe entre la manifestation et la chose manifestée…… L’amour de soi est la loi suprême de la sensibilité, dont la nature est d’aspirer à son propre bien. »

L’amour de soi se trouve au fond de tous les sentiments, même de ceux qui paraissent les plus désintéressés ; tous, en réalité, portent sur cette base ; on peut dire que c’est la tige commune sur laquelle fleurissent les amours de personnes comme les amours de choses. Considéré à ce point de vue général, l’amour de soi ne saurait être opposé à l’amour d’autrui ; on ne peut même comprendre le second sans le premier, car le pouvoir d’aimer implique nécessairement le pouvoir de jouir de son amour. « La raison humaine, dit Malebranche, ne comprend pas facilement que l’on puisse aimer autrement que par rapport à soi, et avoir d’autre dernière fin que sa propre satisfaction. »

« L’amour de bienveillance, dit Leibnitz, nous fait avoir en vue le plaisir d’autrui, mais comme faisant ou plutôt constituant le nôtre ; car s’il ne rejaillissait pas sur nous en quelque façon, nous ne pourrions pas nous y intéresser, puisqu’il est impossible qu’on soit absolument détaché de son bien propre. »

L’amour de soi joue dans l’ordre passionnel et affectif le même rôle que la conscience dans l’ordre intellectuel. De même que la conscience accompagne l’exercice de toutes les autres facultés intellectuelles, l’amour de soi suit dans leurs mouvements, sans s’oublier jamais, tous les autres amours. Comme je ne puis rien affirmer sans m’affirmer moi-même, je ne puis aimer, quoi que je fasse, en me désintéressant du plaisir, du bonheur que j’éprouve en aimant. Supprimer l’amour de soi dans le cœur, la conscience dans l’esprit, ce serait faire le vide dans l’un et dans l’autre, c’est-à-dire éteindre du même coup toute espèce de sentiment, toute espèce de pensée. « Il y a, dit M. Jules Simon, une équivoque qui empêche un observateur superficiel de voir cette persistance du moi dans l’amour. Si je disais, par exemple, que j’aime mon ami à cause de moi, ne paraîtrais-je pas méconnaître le caractère et l’essence même de l’amitié ? L’amitié ne serait-elle pas une hypocrisie ? Donner pour recevoir, ce n’est pas donner, c’est faire un commerce. Le véritable ami aime donc sans songer à l’utilité de l’amitié. Voilà donc une passion entièrement désintéressée. Oui, elle l’est autant qu’une passion peut l’être. Mais il y a un plaisir que je ne puis sacrifier à mon ami, c’est le plaisir de l’aimer, ou, si l’on veut, le plaisir de me sacrifier. Mon bonheur est de n’avoir d’autre bonheur que le sien ; mais c’est mon bonheur. »

Considéré comme exprimant l’ensemble des penchants personnels, l’amour de soi comprend, dans la classification positiviste, l’intérêt et l’ambition. A l’intérêt se rapportent : 1° les instincts de la conservation de l’individu et de l’espèce (instinct nutritif, instinct sexuel, instinct maternel) ; 2° les instincts du perfectionnement par destruction et par construction (instinct militaire, instinct industriel). L’ambition se divise en ambition temporelle ou orgueil, besoin de domination, et ambition spirituelle ou vanité, besoin d’approbation, V. Positivisme.

M. Jules Simon divise l’amour de soi en amour de la vie, amour de la vie heureuse ou du bien-être, et amour de la vie active ou de l’expansion naturelle de nos facultés. L’amour de la vie et le besoin de voir pour voir, de connaître pour connaître, d’agir pour agir, lui paraissent distincts de l’amour des jouissances de la vie. Ce dernier comprend les appétits qui existent dans l’état de nature et dans l’état social, et les désirs, qui n’apparaissent que dans l’état social. Les appétits nous ont été donnés pour assurer la conservation des individus et la reproduction de l’espèce ; ils sont au nombre de trois : la faim, la soif, et l’appétit du sexe. Les désirs peuvent se réduire sous trois chefs : l’amour de la propriété, le désir de l’estime et le désir du pouvoir.

III. — De l’amour proprement dit. L’amour proprement dit est le sentiment qui donne naissance à la famille. « Ce sentiment, dit M. Paul Janet, a deux caractères remarquables : une étendue extraordinaire, et une puissance singulière de transformation. Il prend l’homme tout entier par les sens et par l’âme, il touche, il ébranle toutes les facultés, les plus vives et les plus sérieuses, les plus délicates et les plus profondes : l’imagination, l’esprit, le cœur, la raison même…… C’est de tous nos sentiments celui qui paraît avoir le plus de regards vers les côtés mystérieux et indéfinis de notre destinée et de notre être. Voilà pourquoi il s’associe si bien à la poésie, à la poésie qui n’est pas seulement l’amusement de l’imagination et l’ornement de l’esprit, mais qui, dans les âmes élevées, est une partie de la vie même…… Il s’accommode, du reste, merveilleusement à toutes les situations de la vie et à tous les caractères humains. Naïf et paisible dans les cœurs simples, il peut être passionné sans désordre dans les âmes vives, héroïque ou contemplatif, quelquefois même presque religieux ; il peut naître en un instant ou résulter d’une longue familiarité ; il peut avoir les apparences de la simple amitié ; il peut ne pas attendre le devoir et n’en avoir pas besoin pour rester pur et fidèle ; quelquefois il naît du devoir même, et nous voyons Corneille atteindre au sublime de la poésie et du pathétique en nous peignant dans Pauline la passion inspirée par le seul devoir. »

Analyse du sentiment de l’amour. Cette puissance de transformation de l’amour s’explique par la complexité de ce sentiment : il faut l’analyser pour comprendre la diversité des aspects sous lesquels il se présente, des effets qu’il produit, des jugements qu’on en porte. Auguste Comte y voit un penchant égoïste, l’instinct sensuel, uni à un penchant altruiste, l’attachement. Selon M. Brisbarre (Dictionnaire Bachelet et Dezobry), l’amour suppose deux éléments et dans des proportions très-variables : 1° une affection personnelle ; 2° l’attrait de la beauté physique ou morale. M. Proudhon réduit également à deux le nombre des éléments qui constituent l’amour : 1° l’attrait puissant qui, dans toutes les espèces où les sexes sont séparés, pousse le mâle et la femelle à s’unir et à transmettre leur vie ; 2° l’exaltation idéaliste qui nous montre dans la possession de la beauté le plus grand, le seul bien de la vie.

Nous estimons, quant à nous, que l’analyse peut saisir dans l’amour trois éléments distincts : l’appétit sexuel, l’attrait de la beauté, l’affection personnelle. Comme l’amour incline presque toujours vers l’un de ces trois termes, on peut distinguer trois espèces principales d’amours : l’amour physique, l’amour esthétique et l’amour spiritualiste. Quand Marc-Aurèle définissait l’amour une petite convulsion, il ne considérait que l’amour physique. La théorie célèbre de Platon sur l’amour se rapporte uniquement, comme on le verra plus loin, à l’amour esthétique.

Appétit sexuel. L’appétit du sexe, comme la faim et la soif, consiste en une souffrance d’une nature particulière, accompagnée d’un désir. Il cesse momentanément après avoir été satisfait, et renaît au bout d’un intervalle plus ou moins long. On s’est demandé si, comme la faim, la soif, il répondait à un besoin réel de l’individu. A priori, l’existence d’un tel besoin ne se conçoit guère ; on ne voit pas, en effet, que la reproduction de l’espèce ne puisse être assurée qu’en devenant, pour chaque individu, une condition de conservation, et l’on ne peut admettre que la nature ait fait une nécessité physiologique, semblable à celle de l’alimentation, d’un acte qui réclame le concours de deux personnes. Du reste, l’expérience montre qu’ici la souffrance joue un faible rôle, qu’elle est vague, et peu facile à discerner, qu’elle est loin d’être en rapport avec le désir, et qu’elle n’en explique pas l’intensité, qu’elle ne s’accroît jamais, comme celle de la faim et de la soif, jusqu’à devenir intolérable et mortelle.

On peut ajouter que, si la nature a attaché à la satisfaction de l’appétit sexuel un plaisir beaucoup plus vif que celui qui accompagne la satisfaction de la faim et de la soif, c’est précisément parce que cet appétit, ne répondant pas à un besoin, reste soumis à notre libre arbitre.

Attrait de la beauté. L’appétit du sexe, dans son développement, se trouve ordinairement lié à l’impression particulière que produit sur nous la beauté. « L’amour, chez les animaux, dit M. Proudhon, n’est mêlé d’aucun attrait supérieur à la sexualité même ; il est purement physiologique, dégagé de tout sentiment moral ou intellectuel. Chez l’homme intelligent et libre, les choses ne se passent pas de même. L’homme tend à s’affranchir du fatalisme organique auquel sa dignité répugne ; et cette tendance est proportionnelle au développement de sa raison. Cette répugnance de l’esprit pour la chair se manifeste d’une manière non équivoque d’abord dans la pudeur, c’est-à-dire dans la honte que la servitude de la chair fait éprouver à l’esprit ; puis dans la chasteté ou l’abstention volontaire, à laquelle se mêle une volupté intime, résultat de la honte évitée et de la liberté satisfaite... Eloigné des fins de la génération par le progrès de la liberté et de la dignité humaines, l’homme est rappelé à l’amour par la beauté, c’est-à-dire l’idéal, dont la possession lui promet une félicité supérieure à celle de la chasteté même. Par l’idéal l’homme conserve sa dignité en amour : il triomphe du fatalisme des sens et de la bestialité de la chair. »

M. Proudhon fait jouer ici à l’idéal un rôle qui n’est pas absolument exact. Il est très-vrai que l’attrait de la beauté vient au secours de l’appétit sexuel et lui apporte une force nouvelle, mais c’est en le déterminant, en le spécialisant, en lui imposant une direction particulière, exclusive, des conditions de temps, de lieu et de circonstances. À ce point de vue, on peut dire qu’il agit dans le même sens que la pudeur, laquelle doit être considérée moins comme la manifestation d’un antagonisme entre l’esprit et la chair que comme l’instinct des conditions normales de l’amour dans l’espèce humaine. (V. Pudeur.) M. Proudhon, préoccupé des dangers de ce qu’il appelle l’idéalisme, a méconnu l’affinité qui existe entre l’admiration inspirée par la beauté et le sentiment moral par excellence, le respect. Ecoutons Pascal : « Le premier effet de l’amour, c’est d’inspirer un grand respect ; l’on a de la vénération pour ce que l’on aime ; il est bien juste ; on ne reconnaît rien au monde de grand comme cela. »

Selon Pascal, l’attrait de la beauté est le point de départ et l’unique principe de l’amour. Si l’homme aime la femme, c’est parce qu’elle est à ses yeux le type de la beauté. Quant à la part de l’appétit sexuel dans l’amour, l’auteur des Pensées semble l’ignorer ou se plaît à la laisser dans l’ombre. « Nous naissons, dit-il, avec un caractère d’amour dans nos cœurs, qui se développe à mesure que l’esprit se perfectionne et qui nous porte à aimer ce qui nous paraît beau, sans que l’on nous ait jamais dit ce que c’est... L’homme n’aime pas à demeurer