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XXXIV
PRÉFACE.

la plus claire ; il est déiste, parce qu’il voit de l’harmonie, des lois dans le monde ; il est déiste, parce qu’un rémunérateur-vengeur lui paraît une base nécessaire de l’ordre social ; il est déiste, parce qu’il est newtonien en physique, qu’il repousse la matière infiniment étendue des cartésiens, qu’il admet l’attraction à distance, les atomes et le vide. D’ailleurs le matérialisme et l’athéisme choquent son goût ; et, d’autre part, il aime trop les contours bien arrêtés et bien éclairés, il est trop éloigné du rêve, il voit trop dans la nature, surtout dans la nature humaine, la disproportion, la laideur et le mal, pour sacrifier au panthéisme. Cette plume de guerre n’est pas faite pour célébrer le grand Tout, le divin Tout. Rien de plus éloigné de l’optimisme que ce rire ; de l’admiration universelle, que cette abondante ironie ; de la résignation à la divine fatalité, que cette révolte de la raison contre tous les préjugés, toutes les erreurs, toutes les superstitions, toutes les injustices. Victor Hugo a dit quelque part que l’on reconnaît les souverains génies à la quantité d’infini qu’ils ont en eux. À ce compte, Voltaire n’est pas un souverain génie ; son esprit, amoureux de la mesure et de la justesse, repousse l’immense, l’énorme, l’infini. Pour lui, l’infini, c’est l’ombre et le mystère ; il n’est pas tourmenté de savoir le fond, le dessous des choses ; rarement il hasarde le pied sur le terrain des questions qui sont obscures par elles-mêmes ; il aurait peur sans doute de ne plus comprendre ses propres paroles ; il se contente de regarder les réalités terrestres et tangibles, ce qui est à ses pieds, ce que le soleil lui permet de bien voir, ce qu’il peut mesurer. Je lis l’article Infini, et je reconnais Voltaire. « Qui me donnera une idée nette de l’infini ? Je n’en ai jamais eu qu’une idée très-confuse. Qu’est-ce que marcher toujours sans avancer jamais, compter toujours sans faire son compte, diviser toujours pour ne jamais trouver la dernière partie. Il semble que la notion de l’infini soit dans le fond du tonneau des Danaïdes. Cependant, il est impossible qu’il n’y ait pas un infini. Commencement de l’être est absurde, car le rien ne peut commencer une chose. Dès qu’un atome existe, il faut reconnaître qu’il y a quelque être de toute éternité… Voilà déjà un infini de trouvé, sans pouvoir pourtant nous en former une notion claire. On nous présente un infini en espace. Qu’entendez-vous par espace ? Est-ce un être ? Est-ce rien ? Si c’est un être, de quelle espèce est-il ? Vous ne pouvez me le dire. Si c’est rien, ce rien n’a aucune propriété, et vous dites qu’il est pénétrable, immense ! Je suis si embarrassé que je ne puis ni l’appeler néant, ni l’appeler quelque chose… Il vaut mieux sans doute penser à sa santé qu’à l’espace infini. Mais nous sommes curieux, et il y a un espace. Notre esprit ne peut trouver ni la nature de cet espace, ni sa fin. Nous l’appelons immense, parce que nous ne pouvons le mesurer. Que résulte-t-il de tout cela ? que nous avons prononcé des mots….. Nous avons beau désigner l’infini arithmétique par des lacs d’amour en cette façon , nous n’aurons pas une idée plus claire de cet infini numérique… De même que nous ne pouvons nous former aucune idée positive de l’infini en durée, en nombre, en étendue, nous ne pouvons nous en former une en puissance physique, ni en perfection morale… Rien ne peut borner la puissance de l’être qui existe nécessairement par lui-même : d’accord, il ne peut avoir d’antagoniste qui l’arrête ; mais comment me prouverez-vous qu’il ne peut être circonscrit par sa propre nature ? Tout ce qu’on a dit sur ce grand objet est-il bien prouvé ? Nous parlons de ses attributs moraux, mais nous ne les avons jamais imaginés que sur le modèle des nôtres, et il nous est impossible de faire autrement. Nous ne lui avons attribué la justice, la bonté, etc., que d’après les idées du peu de justice et de bonté que nous apercevons autour de nous. »

La manière dont le Dictionnaire philosophique envisage les questions historiques fait un curieux contraste avec la philosophie de l’histoire que le panthéisme hégélien, le doctrinarisme, le saint-simonisme et même le positivisme ont mise à la mode au dix-neuvième siècle. Ce n’est pas Voltaire qui ferait du consentement général un critérium de vérité, ni de la durée d’une institution, d’une croyance, une preuve de sa valeur absolue ou de son utilité transitoire ; ce n’est pas lui qui mettrait au compte de la Providence des moyens de progrès tels que l’Empire romain, l’invasion des Barbares, la féodalité, la royauté, etc., et qui reconnaîtrait des mandataires de cette Providence dans les César, les Constantin, les Charlemagne, etc. Lisez l’article Auguste, et vous verrez ce qu’il pense de la mission providentielle du vainqueur d’Actium. Ce n’est pas lui qui proclamerait l’infaillibilité de l’humanité et la légitimité de tous les moments de son évolution. L’histoire lui apparaît comme le résultat des facultés, des passions, des activités humaines, résultat le plus souvent ridicule pour la raison, odieux et douloureux pour la conscience ; il n’a garde de faire descendre le ciel sur ce petit tas de boue qui s’appelle la terre, et de le faire intervenir dans les vaines disputes de la fourmilière humaine. On sent qu’il ne veut d’incarnation ni d’adoration d’aucune sorte, que tout mysticisme répugne à cet esprit bien équilibré, que ces yeux perçants regardent les grands hommes en face, et que cette main libre est constamment prête à jeter bas les idoles, à arracher les masques et à souffleter l’orgueil humain.

Voltaire, notons-le, traite l’histoire de l’intelligence humaine et de ses produits, non en naturaliste, comme on fait volontiers de nos jours, mais en moraliste, en homme qui accorde un sens absolu aux mots bien et mal, erreur et vérité. Ne lui parlez pas de vérité relative, d’illusion féconde ; ne lui demandez pas de voir autre chose qu’imposture et sotte crédulité dans ce qu’il appelle superstition et fanatisme. Toute erreur, à ses yeux, a sa source dans le mensonge, implique ces deux termes : fripon et dupe, quelqu’un qui trompe et quelqu’un qui est trompé. Il semble ignorer que chaque homme porte avec lui-même, dans son imagination et dans ses passions (peurs, espérances, amours, admirations, enthousiasmes), une source permanente de fausses croyances. Transportant aux époques primitives la pensée réfléchie et maîtresse d’elle-même, telle que l’analyse et