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XXX
PRÉFACE.

Ainsi, l’Encyclopédie du XVIIIe siècle, telle qu’elle nous est parvenue après avoir subi les coups de ciseaux de l’imprimeur Le Breton, n’est qu’une pâle copie de l’œuvre primitive. Les passages les plus hardis, les plus saillants, ont été supprimés ou falsifiés par un inepte ostrogoth, pseudonyme trivial, mais énergique, sous lequel se cache sans doute quelque membre de la compagnie de Jésus. Et cependant, toute mutilée qu’elle est, l’Encyclopédie est encore la plus fidèle expression de l’esprit et des idées philosophiques au XVIIIe siècle. Que serait-ce donc si nous avions entendu le monstre lui-même !

Au reste, si l’Encyclopédie avait ses ennemis nombreux et acharnés, elle comptait, en revanche, trois puissants protecteurs : Mme de Pompadour, M. de Malesherbes et M. de Choiseul. La royale courtisane, qui semblait avoir hérité du zèle philosophique d’Aspasie, haïssait franchement les jésuites ; malheureusement, elle mourut au plus fort de la persécution. « Comptez, écrivait Voltaire à Damilaville, que les vrais gens de lettres, les vrais philosophes, doivent regretter Mme de Pompadour. Elle pensait comme il faut ; personne ne le sait mieux que moi. On a fait, en vérité, une grande perte. » Il est vrai que, par compensation, les jésuites furent chassés quelque temps après.

Sans le secours efficace de M. de Choiseul, les dix derniers volumes de l’Encyclopédie n’eussent jamais paru. Pour M. de Malesherbes, sa position de directeur de la librairie, qui parfois le gênait, lui fournissait aussi les moyens de rendre aux gens de lettres de signalés services. Un jour, il fait prévenir Diderot que le lendemain il donnera l’ordre d’enlever ses papiers et ses cartons. Diderot, bouleversé, court chez lui : « Ce que vous m’annoncez là me chagrine horriblement. Comment, en vingt-quatre heures, déménager tous mes manuscrits ? Et surtout où trouver des gens qui veuillent s’en charger, et le puissent avec sûreté ? — Envoyez-les tous chez moi, répond M. de Malesherbes ; on ne viendra pas les y chercher. » Cela fut exécuté et réussit parfaitement.

Enfin le dernier volume de l’Encyclopédie, qui en comptait vingt-huit in-folio, fut publié en 1765. Le supplément parut en six volumes in-folio, à Amsterdam, 1776-1777. « Pendant trente ans qu’il travailla à l’Encyclopédie, dit M. Génin, Diderot ne connut pas un jour de repos ni de sécurité. Lui seul probablement, de tout son siècle, avait reçu de la nature une trempe assez énergique pour résister et porter glorieusement le fardeau jusqu’au bout. Diderot n’eût-il pas fait autre chose, la célébrité de son nom serait justifiée et il conserverait des droits éternels à la reconnaissance de la philosophie. »

Nous avons déjà dit que, dans cette œuvre monumentale, Diderot s’était chargé des arts mécaniques. Il en avait étudié, non-seulement la théorie, mais la pratique. « M. Diderot, dit d’Alembert, s’est donné la peine de puiser les connaissances nécessaires à son travail chez les ouvriers ou sur des métiers qu’il a examinés lui-même, et dont quelquefois il a fait construire des modèles pour les étudier plus à son aise. » Il passait des journées entières dans les ateliers : il examinait d’abord une machine avec attention, se la faisait expliquer, démonter, remonter ; ensuite l’ouvrier travaillait devant lui ; enfin Diderot prenait la place de l’artisan, qu’il étonnait souvent par son adresse et sa pénétration. Il se rendit ainsi familières les machines les plus compliquées, telles que le métier à bas et le métier à fabriquer les velours ciselés. Il finit par posséder très-bien l’art des tissus de toile, de soie et de coton ; et les descriptions qu’il en a données sont le résultat de son expérience.

« L’Encyclopédie, a dit M. Villemain, caractérise le XVIIIe siècle en ce qu’elle atteste le progrès des connaissances et le désir de les faire servir au bien de l’espèce humaine. Nul doute que Diderot ne soit un homme rare par le mouvement de l’esprit, par l’abondance des idées, par une sorte d’émotion électrique dans le langage ; moins de doute encore que d’Alembert, esprit géométrique et esprit fin, n’ait embrassé une grande variété de connaissances, et porté la lumière sur toutes les choses qui tenaient à l’ordre matériel. » La réunion de ces deux esprits promettait un grand ouvrage, et cependant ils sont morts avec la conviction d’être restés bien loin de la perfection qu’ils avaient rêvée, de n’avoir produit qu’un « chef-d’œuvre avorté, » selon l’expression de Jules Janin, un monstre sans proportions, alternativement nain et géant, colosse et pygmée, en un mot, une Babel. « Babel, soit, répondra M. H. Martin, mais Babel construite avec des matériaux précieux. Il y eut autre chose qu’un orgueil impie dans cette espèce d’apothéose de l’esprit humain : il y eut l’amour sincère de l’humanité, cette religion terrestre qui survit à la religion de l’idéal et de l’éternel, et qui permet d’en espérer le retour, tant qu’elle n’est pas elle-même étouffée sous l’égoïste scepticisme et le matérialisme pratique. Les auteurs avaient prévu et espéré que leur œuvre serait dépassée par le progrès des sciences : le cercle des connaissances s’étendant indéfiniment, on peut dire que l’Encyclopédie doit être à refaire de siècle en siècle ; il n’y a donc point à reprocher à celle du dix-huitième d’être incomplète ; l’esprit de critique négative qui domine dans une grande partie des articles et le manque d’unité morale dans l’ensemble sont des reproches mieux fondés. » Aucun esprit sérieux n’osera contredire ce jugement, plus juste que celui qu’a exprimé M. de Barante : « Les obstacles mis à la publication du livre nuisirent à son exécution autant qu’à sa direction. S’il eût été publié avec tranquillité, il aurait atteint, en grande partie, sa vraie destination ; il aurait été un monument de l’état des sciences à cette époque, et par là serait devenu utile… Au lieu de produire un semblable effet, l’Encyclopédie se changea sur-le-champ en une affaire de parti. Il devint plus important, pour ceux qui l’avaient conçue, de la faire paraître au jour que de l’en rendre digne ; et, comme ils avaient été constitués en hostilité avec l’ordre établi, leur orgueil s’attacha à répandre dans l’Encyclopédie ce qu’ils