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XXVII
PRÉFACE.

par des considérations dont le prestige est d’autant plus fort qu’on a l’âme plus honnête et plus sensible. Nos entours sont si doux (il parlait de sa famille, dont il était adoré), et c’est une perte si difficile à réparer ! « Ces mots rappellent le cri sublime de Danton, avec lequel, du reste, Diderot offre plus d’un rapport : « Est-ce qu’on emporte sa patrie à la semelle de ses souliers ! »

C’est ici le lieu de rapporter une anecdote, racontée par Voltaire en 1774, et qui indique quelle fut dans les hautes régions de la société, l’impression produite par la brutale suppression de l’Encyclopédie :

« Un domestique de Louis XV me contait qu’un jour, le roi, son maître, soupant à Trianon en petite compagnie, la conversation roula d’abord sur la chasse, ensuite sur la poudre à tirer. Quelqu’un dit que la meilleure poudre se faisait avec des parties égales de salpêtre, de soufre, de fer et de charbon. Le duc de la Vallière, mieux instruit, soutint que, pour faire de bonne poudre à canon, il fallait une seule partie de soufre et une de charbon sur cinq parties de salpêtre bien filtré, bien évaporé, bien cristallisé.

« — Il est plaisant, dit M. le duc de Nivernois, que nous nous amusions tous les jours à tuer des perdrix dans le parc de Versailles, et quelquefois à tuer des hommes et à nous faire tuer sur la frontière, sans savoir précisément avec quoi l’on tue.

« — Hélas ! nous en sommes réduits là sur toutes les choses de ce monde, répondit Mme  de Pompadour ; je ne sais de quoi est composé le rouge que je mets sur mes joues, et on m’embarrasserait fort si on me demandait comment on fait les bas de soie dont je suis chaussée.

« — C’est dommage, dit alors le duc de La Vallière, que Sa Majesté ait confisqué notre Dictionnaire encyclopédique, qui nous a coûté à chacun cent pistoles ; nous y trouverions bientôt la décision de toutes nos questions.

« Le roi chercha à justifier sa confiscation en lui donnant le caractère d’une suspension : il avait été averti que ces gros volumes in-folio, qu’on trouvait sur la toilette de toutes les dames, étaient la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de France, et il avait voulu savoir par lui-même si le fait était vrai, avant de permettre qu’on lût ce livre. Il envoya, sur la fin du souper, chercher un exemplaire par trois garçons de la chambre, qui l’apportèrent avec bien de la peine. On vit à l’article Poudre que le duc de la Vallière avait raison ; et bientôt Mme  de Pompadour apprit la différence entre l’ancien rouge d’Espagne dont les dames de Madrid coloraient leurs joues, et le rouge des dames de Paris. Elle sut que les dames grecques et romaines étaient peintes avec de la poudre qui sortait du murex, et que, par conséquent, notre écarlate était la pourpre des anciens ; qu’il entrait plus de safran dans le rouge d’Espagne et plus de cochenille dans celui de France. Elle vit comment on lui faisait ses bas au métier, et la machine de cette manœuvre la saisit d’étonnement.

« — Ah ! le beau livre ! s’écria-t-elle. Sire, vous avez donc confisqué ce magasin de toutes les choses utiles, pour le posséder seul et pour être le seul savant de votre royaume.

« Chacun se jetait sur les volumes, comme les filles de Lycomède sur les bijoux d’Ulysse ; chacun y trouvait à l’instant tout ce qu’il cherchait. Ceux qui avaient des procès étaient surpris d’y trouver la décision de leurs affaires. Le roi y lut tous les droits de la couronne.

« — Mais vraiment, dit-il, je ne sais pourquoi on m’avait dit tant de mal de ce livre !

« — Eh ! ne voyez-vous pas, Sire, lui dit le duc de Nivernois, que c’est parce qu’il est fort bon ? On ne se déchaîne contre le médiocre et le plat en aucun genre. Si les femmes cherchent à donner du ridicule à une nouvelle venue, il est sûr qu’elle est plus jolie qu’elles.

« Pendant ce temps, on feuilletait, et le comte de Coigny dit tout haut :

— Sire, vous êtes trop heureux qu’il se soit trouvé sous votre règne des hommes capables de connaître tous les arts et de les transmettre à la postérité. Tout est ici : depuis la manière de faire une épingle jusqu’à celle de fondre et de pointer vos canons ; depuis l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand. Remerciez Dieu d’avoir fait naître dans votre royaume ceux qui ont servi ainsi l’univers entier. Il faut que les autres peuples achètent l’Encyclopédie ou qu’ils la contrefassent. Prenez tout mon bien, si vous voulez, mais rendez-moi mon Encyclopédie.

« — On dit pourtant, repartit le roi, qu’il y a bien des fautes dans cet ouvrage si nécessaire et si admirable.

« — Sire, reprit le comte de Coigny, il y avait à votre souper deux ragoûts manqués ; nous n’en avons pas mangé, et nous avons fait très-bonne chère. Auriez-vous voulu qu’on jetât tout le souper par la fenêtre, à cause de ces deux ragoûts ?

« Le roi sentit toute la force de cet argument ; chacun reprit son livre. Ce fut un beau jour.

« L’envie et l’ignorance ne se tinrent pas pour battues. Ces deux sœurs immortelles continuèrent leurs cris, leurs cabales, leurs persécutions ; l’ignorance en cela est très-savante. Qu’arriva-t-il ? Les étrangers firent quatre éditions de cet ouvrage français, proscrit en France, et gagnèrent environ dix-huit cent mille écus. »

C’est alors qu’au milieu de ces contrariétés, quand sept volumes avaient paru (1758), d’Alembert, moins fortement trempé que son infatigable collaborateur, se retira, « excédé des avanies et des vexations, » comme il le dit lui-même, laissant Diderot faire seul face à l’orage. La fille de ce dernier, Mme  de Vandeul, attribue la retraite de d’Alembert à la cupidité ; mais, outre que rien ne justifie cette assertion, un tel procédé, qui eût été aussi lâche qu’odieux, n’eût pas trouvé insensible