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XXVI
PRÉFACE.

Mais laissons Voltaire nous raconter ces vicissitudes. « Plusieurs volumes avaient déjà paru, à la satisfaction du public. Les articles composés par ceux qui présidaient à l’ouvrage avaient surtout l’approbation universelle. Le livre était muni de toutes les formalités qui en assuraient le débit. Les souscripteurs de tous les pays de l’Europe, qui avaient avancé leur argent, le croyaient en sûreté sous la sauvegarde du sceau du roi, et se flattaient de recevoir sans difficulté le prix de leurs avances ; car si, de la part des auteurs, cet ouvrage était un service gratuit rendu à l’esprit humain, ce service était, entre les souscripteurs et les libraires, une convention d’intérêt à laquelle on ne pouvait manquer. L’envie se déchaîna et arma bientôt le fanatisme. Ces deux ennemis de la raison et des talents dénoncèrent au Parlement de Paris un dictionnaire qui ne semblait pas devoir être l’objet d’un procès, et qui, d’ailleurs, étant revêtu du sceau de l’approbation royale, paraissait devoir être hors de toute atteinte. Les jésuites furent les premiers à poursuivre, autant qu’ils le purent, ce grand ouvrage, parce qu’ayant demandé à faire les articles de théologie, ils avaient été refusés. Les jésuites ne se doutaient pas alors qu’ils seraient bientôt proscrits par ces mêmes parlements qu’ils voulaient engager sous main à s’armer contre l’Encyclopédie. Les jansénistes firent ce que les jésuites avaient voulu faire ; ils s’aperçurent que tous ceux qui voulaient bien consacrer leurs travaux à ce dictionnaire, regardant l’impartialité comme leur première loi, n’étaient ni pour les jésuites ni pour les jansénistes, et que, s’étant dévoués uniquement à la recherche de la vérité, ils excitaient l’horreur contre le fanatisme. Ainsi deux partis acharnés l’un contre l’autre se réunirent, à peu près, si on peut le dire, comme des voleurs suspendent leurs querelles pour ravir les dépouilles. Ils prirent le masque ordinaire de la piété ; ils dénoncèrent plusieurs passages ; et, par un raffinement de méchanceté dont il n’y avait point eu d’exemples dans les controverses les plus furieuses, n’osant reprendre dans le dictionnaire de l’Encyclopédie certains articles qui les effarouchaient, ils accusèrent les auteurs, non pas de ce qu’ils avaient dit, mais de ce qu’ils diraient un jour ; ils prétendirent que les renvois d’une matière à une autre étaient mis à dessein de répandre, dans les derniers tomes, le poison qu’on ne pouvait trouver dans les premiers. Ils s’élevèrent ainsi contre des articles de la théologie la plus orthodoxe, les croyant composés par ceux qu’ils voulaient perdre. Comment le Parlement pouvait-il juger sept volumes in-folio déjà imprimés et préjuger ceux qui ne l’étaient pas ? Les accusateurs remirent leur mémoire entre les mains d’un avocat général (Omer Joly de Fleury), qui avait encore moins le temps d’examiner ce prodigieux détail d’arts et de sciences que nul homme ne peut embrasser. Ce magistrat eut le malheur d’en croire les mémoires calomnieux qu’il avait reçus, et de former sur eux son réquisitoire. Ces mémoires attaquaient surtout l’article Ame, que l’on croyait composé par des philosophes que l’on voulait rendre suspects. L’article fut dénoncé comme établissant le matérialisme ; il se trouva qu’il était d’un licencié de Sorbonne reconnu pour très-orthodoxe, et que, loin de favoriser le matérialisme, il le combattait jusqu’à s’élever contre le sentiment de Locke, avec plus de piété que de philosophie. Cette méprise singulière fut bientôt reconnue du public ; mais ce ne fut qu’après l’arrêt du Parlement qui établit des commissaires pour rectifier l’ouvrage, et qui cependant en défendit le débit. Le public n’en espéra pas moins qu’il jouirait enfin d’un ouvrage d’autant plus attendu qu’il était persécuté. »

En même temps, Pompignan attaquait les philosophes jusqu’au sein de l’Académie. Fréron, dans l’Année littéraire ; l’avocat Moreau, dans ses Cacouacs ; Palissot, dans ses Petites Lettres, ne cessaient de les harceler et d’appeler sur eux les rigueurs du pouvoir. Fort de la protection de Mme  de Robecq, et par conséquent de M. de Choiseul, Palissot osa produire, en plein théâtre, une satire impudente et scandaleuse, où il jouait les philosophes en général, et particulièrement Diderot, dont le nom était à peine déguisé en celui de Dortidius. Comme toujours, dans le danger, les soi-disant amis se cachaient, les tièdes blâmaient, les timides se taisaient ; seule, la voix éloquente et généreuse de Voltaire se fit encore entendre en faveur de l’Encyclopédie, dans ses correspondances privées et dans ses œuvres publiques. Le 25 avril 1760, il écrivait à Mme  d’Épinay : « Les serpents appelés jésuites et les tigres appelés convulsionnaires se réunissent tous contre la raison, et ne se battent que pour partager entre eux ses dépouilles. » Il adjurait ensuite Diderot d’abandonner une patrie ingrate, d’accepter les offres de l’impératrice de Russie et d’aller finir dans ce pays, à peine sorti des langes de la barbarie, le monument de civilisation que repoussait cette France, pour laquelle il avait été édifié. Il envoya même un mémoire anonyme à Diderot, dans lequel il lui faisait entrevoir le bûcher du chevalier Labarre, brûlé à dix-huit ans pour avoir chanté une chanson de corps de garde et s’être refusé à saluer une procession de capucins. À ces exhortations, le courageux philosophe, qui avait reconnu la plume brûlante de son ami, répondit par cette admirable lettre que nous voudrions citer en entier, dans laquelle il lui disait : " Je sais bien que, quand une bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s’en passer ; je sais bien que cette bête manque d’aliments, et qu’elle va se jeter sur les philosophes ; je sais bien qu’elle a jeté les yeux sur moi, et que je serai peut-être le premier qu’elle dévorera ; je sais bien qu’un d’entre eux a l’atrocité de dire qu’on n’avancera rien tant qu’on ne brûlera que des livres ; je sais bien qu’il peut arriver, avant la fin de l’année, que je me rappelle vos conseils et que je m’écrie : O Solon ! Solon !… Et que voulez-vous que je fasse de l’existence, si je ne puis la conserver qu’en renonçant à tout ce qui me la rend chère ? Et puis, je me lève tous les matins avec l’espérance que les méchants se sont amendés et qu’il n’y a plus de fanatiques. Si, connaissant toute la férocité de la bête, nous balançons à nous en éloigner, c’est