Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 1, part. 1, A-Am.djvu/25

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
XXV
PRÉFACE.

empruntait tout à ses amis, lui ayant demandé, pour sa correspondance d’Allemagne, un compte rendu de l’exposition de peinture, n’attendait qu’une simple lettre. Diderot prit, suivant sa pittoresque expression, le tablier de la boutique, et rédigea en quelques jours un volume plein d’idées neuves, originales, et petillant d’une verve qui n’était qu’à lui. Il continua ce travail pendant plusieurs années, et ces feuillets, jetés comme au hasard et en se jouant au milieu d’une correspondance, devinrent ces Salons qui sont restés le modèle de tous ceux qu’on a faits depuis, et probablement de tous ceux qu’on fera dans la suite. Il serait impossible d’énumérer tous les services de cette espèce qu’il rendit à une infinité de personnes : littérateurs, musiciens, peintres, architectes ; jusqu’à des leçons de clavecin, qu’il composa pour lancer un musicien pauvre, de ses amis ; jusqu’à des projets d’architecture, jusqu’à des pétitions, qu’on venait implorer de son étonnante facilité et de son incroyable bonhomie ; enfin, jusqu’à des sermons, qu’il composait pour un abbé prédicateur qui avait plus de faconde que de style. Ainsi, il était la ressource de tous les gens embarrassés. Nul n’a jamais prodigué avec une plus royale insouciance les trésors de son intarissable esprit. Il était si universellement connu sous ce rapport, qu’il vit un jour arriver chez lui un homme qui le pria de lui rédiger un avis pompeux au public, pour annoncer une pommade qui faisait croître les cheveux. « Mon père, dit à ce sujet Mme  de Vandeul, en rit du meilleur cœur, mais il rédigea l’avis. »

Non-seulement la plume de Diderot était au service du premier venant, mais ses conversations, sa parole, son éloquence, qu’il semait à tous les vents, et que chacun recueillait comme une manne précieuse. Chaque soir, après un travail de galérien, il s’en allait passer quelques heures au café Procope, ce cénacle, ou plutôt ce pandémonium de l’intelligence ; il s’asseyait sur un banc, au fond de la salle du rez-de-chaussée, toujours à la même place. Tous ses amis l’attendaient et accueillaient, avec une sorte d’épanouissement, cette large, bonne, franche et intelligente figure. À peine assis, Diderot s’emparait de la conversation, qui devenait sienne, mais simplement, tout uniment, sans orgueil, sans forfanterie, sans ostentation ; les idées rayonnaient de ce foyer toujours enflammé ; tous les esprits étaient tendus, toutes les oreilles attentives. Quelques-uns prenaient des notes, saisissaient au passage un canevas, un plan, une idée, et, le lendemain, Diderot ne paraissait nullement surpris et encore moins froissé de lire, dans toutes les feuilles publiques, des pensées, des articles tout entiers qui n’étaient pas signés de son nom, et en lisant ces petits larcins littéraires, saisis au vol, l’excellent homme souriait ; c’était là toute sa vengeance. Il nommait plaisamment ce mouvement de satisfaction ses droits d’auteur. On peut tirer une conclusion physiologique de ces anecdotes, qui ne sont futiles qu’en apparence : le chêne est dans le gland, et à vingt ans de distance, l’étonnant vulgarisateur du café Procope était le même que le fils du coutelier de Langres, qui composait les devoirs de ses jeunes condisciples du collége des jésuites, et qui applaudissait de tout son cœur aux prix que sa complaisance leur avait valus.

Enfin l’Encyclopédie marchait ; on était en 1751, et le premier volume était sur le point de paraître. Les plus hauts encouragements affluaient de tous les points de l’Europe ; mais déjà de sourdes rumeurs grondaient autour de l’œuvre. En face du camp de la pensée libre s’était formé un parti soi-disant religieux. « Sous les yeux de l’Europe attentive, dit M. Génin, la lutte se trouva ouverte entre l’esprit de progrès et l’esprit de résistance ; l’un avait pour soi la force du talent, l’autre la force du pouvoir. » Les jésuites, qui cherchent à se glisser partout où ils prévoient la puissance, et qui, avec l’instinct qui les caractérise, pressentaient les futures destinées de l’œuvre nouvelle, avaient cherché à s’introduire au sein de l’Encyclopédie ; ils savaient qu’une forteresse est à moitié rendue quand l’ennemi a des intelligences dans la place ; ils avaient donc demandé à travailler pour la partie théologique ; leur concours avait été repoussé. Les jansénistes vinrent à leur tour ; ils n’eurent pas plus de succès. Une personnalité comme celle de Diderot ne pouvait permettre aucune immixtion dans une œuvre qui devait refléter son être tout entier. Alors commencèrent les persécutions : jésuites et jansénistes se rangèrent pour la première fois sous le même drapeau, et leur cri de ralliement fut impiété et irréligion. De là cette lutte homérique que Diderot seul devait soutenir jusqu’au bout, et qui l’a fait comparer à Ajax se tenant ferme sur son rocher, malgré les assauts des vagues en furie. La cabale n’attendit même pas l’apparition du premier volume pour commencer l’attaque : un certain Chaumeix, ancien convulsionnaire de Saint-Médard, fit paraître ses Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie ; vint ensuite la Religion vengée ou Réfutation des auteurs impies, en 20 vol., par un récollet nommé Hayer. Le jésuite Chapelain, prêchant, devant Louis XV, fulmina contre l’œuvre des philosophes ; le théatin Boyer, ancien évêque de Mirepoix et inventeur des billets de confession, se mit aussi de la partie ; ce ne furent bientôt plus que clameurs, dénonciations calomnieuses, persécutions de toute espèce, pamphlets injurieux dans lesquels Diderot était désigné comme l’Antechrist, et l’Encyclopédie comme la bête de l’Apocalypse ; enfin, la lumière dut s’éclipser momentanément devant les ténèbres, et, le 7 février 1752, un arrêt du Conseil du roi supprima les deux volumes publiés, comme renfermant des maximes tendantes à détruire l’autorité royale, à établir l’esprit d’indépendance et de révolte, et, sous des termes obscurs et équivoques, à relever les fondements de l’erreur, de la corruption des mœurs, de l’irréligion et de l’incrédulité. L’impression resta suspendue pendant près de dix-huit mois. Cependant l’indomptable activité de Diderot reprit bientôt le dessus et parvint à aplanir tous les obstacles. Enfin, cinq nouveaux volumes avaient paru et sept étaient en vente, lorsqu’un second arrêt du 8 mars 1759 révoqua tout à coup le privilége.