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XIX
PRÉFACE.


L’esprit de parti, les préjugés, l’influence de l’éloquence, les séductions de l’imagination, rien ne touche Bayle, rien ne peut le déterminer. Toutes les opinions lui semblent probables ; quand il en trouve de mal défendues, il s’en empare et vient à leur appui pour qu’elles ne perdent pas leur cause. Chose étrange ! il semble se complaire dans cette incertitude ; son âme n’est point oppressée et déchirée par cette ignorance des questions qui importent le plus à l’homme. Il les aborde, et se réjouit de ne les pouvoir résoudre. Ce qui a fait le supplice de tant de grands esprits, de tant d’âmes élevées, est une sorte de jeu pour lui. »

Il n’est pas difficile, ajouterons-nous, de comprendre cette recherche de l’incertitude qui fait l’originalité de Bayle. Le doute, pour lui, c’est une arme défensive contre les menaces et les agressions de la foi, c’est la fin des guerres de croyances, c’est l’opinion qui se substitue au dogme, c’est la négation de toute infaillibilité, de toute autorité doctrinale, c’est le grand chemin de la tolérance. « Relaps aux yeux des catholiques, soupçonné de catholicisme chez les protestants, Bayle, dit l’Encyclopédie nouvelle, commence par vouloir faire entendre raison aux deux partis. Il publie sa Réfutation de Maimbourg, le bourreau la brûle à Paris ; il écrit son Commentaire en faveur de la tolérance, et voilà Jurieu qui se met en fureur. Alors il prend une autre route ; il laisse Jurieu fulminer contre Louis XIV, et Louis XIV achever ses dragonnades. Il appelle à son secours sa dialectique, cette arme qu’il avait forgée toute sa vie ; il se place avec elle en embuscade contre tous les dogmes au nom desquels on se persécute, au nom desquels on s’égorge. Y a-t-il quelque théologien qui se croie assez sûr de posséder la vérité pour sanctionner l’intolérance, l’inquisition romaine ou celle de Genève ? Voilà Bayle, le douteur, qui se propose d’examiner la certitude des dogmes de ce théologien : tel est le défi qu’il fait, pour ainsi dire, passer dans les deux camps. »

Basnage à son tour, le continuateur des Nouvelles de la République des Lettres, rend fort bien raison de ce doute méthodique : « La plupart des théologiens semblaient à Bayle trop décisifs, et il aurait souhaité qu’on ne parlât que douteusement des choses douteuses. Dans cet esprit, il se faisait un plaisir malicieux d’ébranler leur assurance, et de leur montrer que certaines vérités, qu’ils regardent comme évidentes, sont environnées et obscurcies de tant de difficultés, qu’ils feraient quelquefois plus prudemment de suspendre leurs décisions. Il avait aussi discuté tant de faits qui ne sont point révoqués en doute par le commun des savants, et qu’il avait reconnus évidemment faux, qu’il se défiait de tout, et n’ajoutait foi aux historiens que par provision, et en attendant une plus ample instruction. »

Mais le doute de Bayle n’est pas absolu ; il ne se prononce point catégoriquement. L’auteur du Dictionnaire historique et critique ne fait que douter pour apprendre à douter ; son scepticisme part de la raison, pour se maintenir dans la tolérance, la réserve et l’impartialité ; on pourrait comparer, le doute de Bayle à une colonne qui oscille sur sa base, mais sans dépasser la limite fixée à sa stabilité. Sa manière de procéder n’est pas moins remarquable ; il semble abonder d’abord dans une opinion, même quand il veut la combattre ; puis, par une transition habile, par un incroyable artifice de raisonnement, il mène doucement le lecteur de l’assentiment à la contradiction ; on nage en plein doute avant qu’on s’en soit aperçu. Sa dialectique ménage toujours ces surprises ; il commence par dire oui, mais il finira par conclure non. D’autres fois, retournant son procédé, il arrivera à partager une opinion qu’il aura semblé combattre d’abord. Mais, en général, Bayle est plus apte à critiquer les divers systèmes de philosophie qu’à les perfectionner ; il aime mieux, en métaphysique, douter et hésiter que croire et professer. Voilà pourquoi le Dictionnaire historique et critique ne laisse qu’une incertitude universelle dans l’esprit du savant, du penseur, du philosophe, du théologien. Et néanmoins on ne pourrait aisément refaire cet immense ouvrage, dont on a dit si justement, que c’était un « savant chaos, sillonné de mille éclairs qui rendent les ténèbres plus noires, arsenal du doute, où se mêlent toutes les vérités et toutes les erreurs qui ont eu cours parmi les hommes. »

On peut se figurer l’influence que dut exercer un tel ouvrage sur les esprits de l’époque, bien plus portés aux discussions philosophiques et religieuses qu’on ne l’est de nos jours. Même après le rôle immense qu’a joué Voltaire, celui de Bayle ne nous semble pas amoindri. Voltaire a détruit, sapé ; mais c’est Bayle qui a déblayé, éclairci la voie. Sa sagesse expectante, flottant entre le dogmatisme théologique et le scepticisme philosophique, cherche à faire naître des scrupules sur toutes les questions soulevées par la science ou par la conscience ; mais l’écrivain ne fait que proposer, il n’impose jamais ses croyances. « Le doute de Bayle, dit M. Nisard, ne régente personne, il honore dans les opinions la liberté de la pensée, dans les erreurs le droit de chercher la vérité, ne blâme que les persécuteurs, et prend plaisir à tout. L’examen de toutes ces croyances exclusives, qui ne se ressemblent que par l’oppression commune de leurs contradicteurs, est pour lui comme un festin délicat auquel il convie les gens d’esprit, attirés tout à la fois par la variété des mets et la tempérance de leur hôte. Plusieurs, parmi les meilleurs chrétiens, se laissèrent prendre aux aimables avances de son doute… Il leur plaisait jusqu’à leur faire lire, sans défiance, des explications atténuantes de toutes les incrédulités, y compris l’athéisme. En cherchant l’instruction sur les pas d’un homme qui savait la rendre si agréable, on s’aventurait dans ces questions où la curiosité n’est le plus souvent qu’une première tentation du doute, et l’on tombait dans les pièges d’une dialectique qui, au lieu d’attaquer le lecteur, l’enveloppe insensiblement, et, sans lui demander le sacrifice de ses croyances, lui en ôte peu à peu quelque chose. Ajoutez à cette séduction du tour d’esprit de l’homme le charme de ce langage sain, naturel, aisé plutôt