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XVII
PRÉFACE.


souvent qu’il s’est mis en rapport avec les personnes les plus compétentes, et que sa place doit être marquée aux fauteuils de notre Théâtre-Français. Certaines définitions, scabreuses au point de vue philosophique et religieux, ont été formulées avec toute la science qui le distingue, et, dans une verte semonce, le très-orthodoxe évêque d’Orléans a pris la peine de lui en dire quelque chose. Ici, nous ne défendrons ni ne désapprouverons l’honorable M. Littré. Il ne met pas le même zèle que M. Bouillet à solliciter les éloges de la Congrégation de l’Index, cela le regarde. Mais où nous serons plus sévère, c’est sur la question des étymologies. Cette partie a été traitée par le savant linguiste avec une sorte de prédilection ; il s’y complaît, et, à première vue, il semble qu’il soit là dans son élément naturel ; mais on ne tarde pas à revenir de cette opinion, en passant ses articles au tamis de la critique lexicologique. En effet, les étymologies qu’il indique sont loin de satisfaire les esprits curieux. Tout est emprunté à la langue latine ou à la langue grecque. Avare vient du latin avarus ; autruche vient du grec strouthiôn, et l’auteur croit compléter tous ces détails en donnant l’équivalent en patois, en provençal, en italien, en espagnol, en portugais, en wallon, etc. En un mot, M. Littré refait à nouveau le travail si incomplet de Ménage. À peine parle-t-il du celtique. Quant au sanscrit, il n’en est nullement question ; les Védas, le Zend-Avesta, le Ramayana et autres ouvrages persans et indiens semblent ne pas exister pour lui. Dans une partie aussi importante, on avait le droit d’exiger davantage de sa compétence incontestée.

Cette critique est sérieuse, et pour lui ôter tout caractère de malignité, nous tenons à montrer qu’elle est fondée. Pour cela, nous allons mettre en comparaison l’étymologie du mot avare, telle que la donne M. Littré, avec celle du même mot donnée par le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, et nous pourrions, au même titre, en citer une foule d’autres :

Dictionnaire Littré : tavare, étym. Picard, aver ; provenç. avar ; espag. et ital. avaro ; de avarus, de avere, désirer.

Grand Dictionnaire universel : avare… du lat. avarus, même sens, formé directement du verbe avere, désirer avec ardeur. À ce verbe se rattache toute une famille de mots qui reconnaissent pour chef de file la racine indo-européenne av, garder, désirer, couvrir. M. Delâtre groupe autour de ce radical les mots avide, avoine (av-ena, la plante avide, qui s’empare de toute la place) ; Avignon, Av-enio, la ville à l’avoine ; Avella, ville du royaume de Naples, qui fournissait beaucoup d’avoine ; aveline, sorte de noisette qu’on tirait primitivement d’Avella, etc. Benfey, dans son Dictionnaire des racines grecques, pense qu’il faut classer dans la même série audeo ; ausus, d’où le français oser, audace, termes qui, dans l’origine, ne signifiaient que rechercher, s’efforcer d’acquérir. Pour justifier cette assimilation, Benfey, s’appuyant sur l’exemple analogue de gaudeo, gavisus, suppose une forme similaire intermédiaire avisus, avi-sus, dérivée d’audeo.

Reste une question de forme, de simple détail. — Mais c’est ici surtout que l’on peut dire avec Voltaire :

Le superflu, chose si nécessaire ;

nous voulons parler de la disposition typographique. Nous en sommes encore à nous demander comment un homme tel que M. Littré, et comment surtout une maison aussi habile que celle dont le nom figure au bas du titre, ont pu condamner le lecteur à un tel imbroglio et négliger à ce point un accessoire si essentiel dans un livre de recherches : presque point d’alinéas ; certains paragraphes ont jusqu’à deux, trois, quatre et même cinq cents lignes ; les exemples n’ont rien qui les distingue du texte de la définition ; les vers revêtent la forme et le caractère de la prose. N’est-ce pas ici le cas de s’écrier avec Chicaneau :

Si j’en connais pas un, je veux être étranglé !

Les remarques critiques que nous venons de faire ne nous empêchent nullement de reconnaître dans l’œuvre de M. Littré un incontestable mérite. Il serait tout aussi injuste de la confondre avec les insignifiantes productions que l’on publie depuis vingt ans, que de confondre le Tibre avec le Simoïs. Mais, nous le répétons en terminant, c’est un ouvrage qui convient aux lettrés, à nos bibliothèques publiques, et non à cette classe innombrable de lecteurs qui a plus d’esprit que Voltaire, et qui s’appelle tout le monde.

Parlerons-nous maintenant de cette foule de dictionnaires qui, depuis vingt ans, se sont échappés de nos grandes boutiques de librairie, pour s’abattre comme des nuées de sauterelles dans nos bibliothèques et dans nos écoles : Wailly, Chapsal, Napoléon Landais, Bescherelle, La Châtre, Poitevin, etc., etc. ? Sauf ce dernier, où l’on rencontre des phrases empruntées aux écrivains de notre époque, on les dirait tous sortis du même moule. Ce sont de pures spéculations de librairie, où la langue et la littérature n’ont absolument rien à voir. Mais,

Comme de son prochain il ne faut point médire,
On y trouve du bon, du mauvais et du pire.