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XII
PRÉFACE.


ce qui est produit par l’ardeur bouillante et l’inexpérience de la jeunesse. Après avoir rompu cette lance, on est de droit grammairien, comme autrefois on était armé chevalier après une action d’éclat. Tous ces critiques n’ont jugé le travail de l’Académie que sur la lecture de quelques articles isolés, et non d’après une étude attentive et surtout suivie ; ils n’en ont pas suffisamment saisi le plan et la méthode. L’Académie avait à s’occuper avant tout du sens des mots, de leurs acceptions propres et métaphoriques, de nos locutions proverbiales ; en un mot, elle avait à fixer cette langue qui, à une clarté admirable, ajoute la pureté, la vivacité, la noblesse, l’harmonie, la force et l’élégance. C’était là son programme, et elle l’a consciencieusement rempli, en faisant de ses colonnes le dépôt des locutions, des constructions, des tours puisés dans nos meilleurs écrivains, et qui forment le fond même de la langue ; de sorte que, si un nouveau vandalisme littéraire venait à détruire tous nos chefs-d’œuvre, le Dictionnaire de l’Académie seul survivant, il suffirait à reconstituer notre belle langue française, et à en faire retrouver toutes les ressources et toutes les richesses aux successeurs des Corneille, des Racine, des Molière, des Buffon, qui y puiseraient les matériaux nécessaires pour enfanter de nouvelles merveilles, comme les petits-fils des anciens preux n’auraient qu’à pénétrer dans un musée, à détacher les vieilles armures et à s’en revêtir, pour ajouter de nouveaux exploits à la gloire de leurs aïeux. »

Passons maintenant au dictionnaire de Furetière, et disons quelques mots de cette fameuse querelle qui fit tant de bruit à cette époque. Depuis 1637, l’Académie française travaillait à son dictionnaire, qui devait former comme le bilan littéraire de tous les mots alors en usage chez les écrivains et dans la bonne compagnie. Elle avait obtenu un privilège exorbitant, le droit exclusif de publier un dictionnaire, avec défense à tous de lui faire concurrence jusque par delà vingt ans après la publication du sien. Lorsqu’en 1662, Furetière fut admis dans la savante compagnie, on travaillait donc depuis vingt-cinq ans à ce fameux dictionnaire

Qui, toujours très-bien fait, restait toujours à faire.

Une fois élu, Furetière prouva sa vocation par son assiduité au travail du dictionnaire, et Charpentier raconte à ce sujet une anecdote qui, pour être bien comprise, demanderait une certaine connaissance des règlements académiques. À la fin de chaque séance, Furetière avait soin d’écrire son nom en tête d’une feuille, pour s’assurer d’être le premier inscrit sur la liste de présence à la séance suivante, et — c’est Furetière qui raconte lui-même, dans son deuxième factum, les bruits qui coururent alors à ce sujet — il avait soin d’arriver une demi-heure avant tout le monde, pour se donner le temps de copier le travail de la séance précédente. Le Dictionnaire de l’Académie presque achevé (1672), une partie du manuscrit fut confiée à un sieur Petit, imprimeur de l’Académie. L’impression alla jusqu’à la lettre M ; c’est alors que Mézeray rédigea un mémoire par articles, aux termes duquel tout ce qu’il y avait alors d’imprimé du dictionnaire devait être détruit et recommencé, comme entaché de fautes et d’ignorances grossières, trop nombreuses pour être rectifiées par des errata ou par des cartons. Ces conclusions, sévères déplurent à l’Académie, qui, cependant, quelques années plus tard, suivait le conseil de Mézeray. Toutes les pages tirées, au nombre de 1 200, rentrèrent dans le giron de l’illustre compagnie. Mézeray étant mort sur ces entrefaites, et un exemplaire étant demeuré en sa possession, ainsi que le manuscrit du reste jusqu’à la lettre P, un des académiciens fut chargé d’aller réclamer le tout aux héritiers, et cette mission échut précisément à Furetière. Si l’on en croit Charpentier, « Furetière rapporta fidèlement tout ce qui se trouvait de ridicule à l’inventaire de son ami Mézeray, et garda avec soin tout ce qu’il aurait dû rapporter à l’Académie. » Et il ajoute : « Le fidèle député vola l’exemplaire imprimé en cahiers. Le Voilà riche en un jour, et son dictionnaire achevé. Il copie avec diligence, change quelques mots au commencement, et songe à avoir un privilège. » Cependant le dictionnaire que Furetière tenait en préparation, et dont il venait de lancer un extrait, faisait du bruit ; l’Académie s’en émut et le chassa de son sein (1685). De là les factums de Furetière et ses apologies, où il assure que son dictionnaire lui a coûté quarante années de travail ; qu’il y a employé jusqu’à seize heures par jour. Il affirme, à la date de janvier 1686, qu’il a fait voir, il y a trois ans, l’ouvrage tout achevé ; que le manuscrit remplissait quinze caisses, où, depuis trois ans, plus de deux mille personnes l’ont vu ; que des libraires ont enchéri, pour l’avoir, jusqu’au prix de dix mille écus ; il expose enfin que la révision de l’ouvrage prendrait plus de trois années à quelqu’un qui y donnerait tout son temps ; qu’on ne saurait le lire en un an ni le recopier en deux, et qu’il faudrait au moins trois ans pour l’imprimer à deux presses. La mêlée fut des plus vives ; on traitait attiquement Furetière de belitre, maraud, fripon, fourbe, buscon, saltimbanque, infâme, fils de laquais, impie, sacrilége, voleur, subornateur de faux témoins, faux monnoyeur, banqueroutier frauduleux, faussaire, vendeur de justice, etc. On pense bien que Furetière n’était pas en reste ; ses épigrammes tombaient comme grêle sur les immortels ; en voici un exemple :

François, admirez mon malheur,
Voyant ces deux dictionnaires ;
— J’ay procès avec, mes confrères
Quand le mien efface le leur ;
— J’avois un moyen infaillible
De nourrir avec eux la paix :
J’en devois faire un plus mauvais ;
Mais la chose étoit impossible.