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— Bah ! c’est une affaire d’habitude, et moi j’ai été habituée à la solitude dès mon enfance. Je ne dis pas que quelques soirs d’hiver les veillées ne me paraissent pas très longues, surtout quand, au dehors, la neige et le vent viennent déferler sur la côte ; mais alors je m’absorbe dans la lecture de quelques livres intéressants ; un roman par exemple. Je me fais une vie factice de celle des personnages du livre et je ne me sens plus seule. Peut-être que, si j’avais grandi comme toi, élevée au milieu des foules, si j’avais vécu dans un monde plus… comment dirais-je… mondain, peut-être, dis-je, trouverais-je mon existence bien souvent pesante et ennuyeuse ; mais je ne suis jamais sortie de chez moi et n’ai encore eu d’autre ami que mon pauvre père. La solitude c’est une affaire d’habitude, te dis-je, d’habitude et d’éducation.

— Et vous n’avez jamais songé à vous marier, à fonder un foyer ?

— Qui n’a pas eu ses rêves dans la vie ? J’avoue que jadis, quand j’étais à l’âge des grandes folies, à force d’étudier la nature et ses mystères, je me suis quelques fois révoltée ; bien souvent je me suis demandée si je n’avais pas le droit d’aimer comme la plus humble fleur, comme le moindre insecte. Alors, je rentrais auprès de mon père étendu sur un lit de douleurs, je contemplais sa chère figure immobilisée par le mal, ses membres impuissants à se mouvoir, je me rappelais les bontés infimes qu’il avait eues pour moi, l’affection dont il avait entouré mes premiers pas dans la vie : je me répétais que ce cher papa serait affligé de me voir partager mon cœur, qu’il était jaloux de mon affection, je refoulais ma jeunesse trop exubérante et, insensiblement, je me suis habituée à devenir vieille fille.

— Je comprends que tant que votre père a vécu, vous ne pouviez l’abandonner ; mais depuis sa mort, durant ces cinq années où vous avez été seule et libre…