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L’IRIS BLEU

rait trop bête de passer ainsi à côté du bonheur sans un effort pour le retenir ! »

Il est bon lui, avec ses beaux discours, ce n’est pas aussi facile que cela ; cette jeune fille me trouve antipathique, elle me déteste et ne s’en cache pas. Il est vrai que les femmes, même les plus vertueuses, sont tellement extraordinaires. Et puis, de la haine, ce n’est pas de l’indifférence ; il n’y a pas si loin entre haïr et aimer…

Bulletin du jour : — Armée complètement démoralisée ; on demande un armistice à grands cris. Reçu nouvelles de l’adversaire par notre fidèle Paul. Louis aussi se démoralise.

4 juillet 1920

Dimanche ! Que c’est triste un dimanche en ville ! Le samedi soir, tous les gens ayant quelques ressources, partent pour la campagne ; seuls les pauvres diables se résignent à se faire rôtir en ville par un jour du Seigneur !… Cet après-midi, je me suis enhardi à entrer dans un cinéma de la rue Ste-Catherine. Mon Dieu que c’était abrutissant. On y représentait un drame américain, vols, brigandages et autres pareilles infamies, le tout joué par des cabotins américains représenté dans un théâtre canadien. Si c’est avec de telles représentations que l’on compte lutter contre l’américanisme ! Heureusement, nous sommes là, nous, les fils des campagnes, et nous saurons toujours y opposer un mur solide.

Dégoûté, je suis sorti et me suis dirigé vers le parc Lafontaine, après avoir eu soin de prendre le « Nationaliste » en chemin.

Le parc était littéralement envahi. Ces pauvres miséreux des villes, qu’ils sont à plaindre d’être ainsi sevrés d’air pur et d’être obligés de se disputer entre mille ce petit coin de verdure ! Il y avait là des gens de toutes classes, de tout âge, de toutes nationalités : des Italiens, des Juifs, des Polonais, des Canadiens-français, et que sais-je encore. Tous ces gens étaient couchés pêle-mêle, les bancs étant depuis longtemps envahis. Des familles entières s’y étaient donné rendez-vous. Sur un lac minuscule, des centaines de personnes se donnaient l’illusion de la large natation de nos rivières, sur la promenade, les jeunes filles et jeunes garçons donnaient libre cours à leurs flirts, cependant que les pères et mères, trop heureux de retrouver un petit coin de verdure, laissaient faire sans penser à mal.

J’ai fait comme les autres, je me suis étendu sur le gazon ; mais, en ouvrant mon journal, j’ai été frappé par une rubrique bien connue : « Les Hôtes de nos Bois et de nos Champs ». Certes oui ! c’était bien de chez nous ce titre, c’était bien l’ouvrage de notre Curé. Je parcourus fébrilement l’article, judicieuse critique due à la plume d’un jeune collaborateur, et, ma lecture terminée, je me hâtai vers la ville pour me procurer l’ouvrage lui-même.

Je le trouvai enfin chez un Monsieur Méthot, et portant mon volume précieusement, je gagnai ma chambre, où je me plongeai dans ma lecture. J’y retrouvais presque mot à mot les longues dissertations du brave Curé. Mais que m’importait la nouveauté du texte, ce petit livre, c’était quelque chose de chez nous, il me rappelait avec émotion le village que j’ai quitté, il y a une semaine à peine, et c’était avec une sainte religion que j’en parcourais les feuilles comme si j’étais un exilé retenu depuis longtemps loin de sa patrie. Et puis, ce n’était pas seulement l’œuvre du vieux prêtre… Ne m’avait-il pas dit lui-même que Mlle Andrée y avait collaboré activement ? Et je cherchais à découvrir les sentiments délicats et féminins qu’elle y avait intercalés, les expressions trop crues qu’elle y avait corrigées, ce qu’il y avait dans ce livre de cette ancienne petite ennemie qui ne se soucie peut-être pas de terminer la lutte, mais devant qui je suis moi-même bien prêt à capituler.

Sans jamais lui avoir adressé la parole, elle a eu sur ma vie la plus grande influence, cette petite magicienne de village. À mon retour d’Europe, je me disais orgueilleusement bien guéri et bien cuirassé, je me croyais un blasé, un désabusé, du moins je le disais à Paul et me le criais bien fort à moi-même ; mais comme j’étais encore faible, comme ma vie de travail épuisant de là-bas avait été triste et monotone… Est-ce le village… le souvenir des ancêtres qui ont fait de moi un homme ? J’ai beau me le redire pour la centième fois, toutes ces choses ne furent que les accessoires : la grande cause de ma rénovation, c’est cette petite fille de campagne, cette humble fleur des prés… Je le réalise bien maintenant que je suis éloigné d’elle ; je l’aime, je l’aime éperdument, je l’aime mille fois plus que je n’ai jamais aimé Berthe et surtout infiniment mieux… Hélas ! m’aimera-t-elle jamais, elle ?

Léon m’a surpris au milieu de ma lecture. Comme je lui expliquais que c’était l’œuvre de notre curé :

— Vous êtes bien tous les mêmes, les campagnards : sitôt éloignés de votre clocher, vous en rêvez et cherchez tout ce qui peut