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L’IRIS BLEU

Dieu, que je suis méchante, je n’avais pas sur le coup réalisé comme j’avais été méchante !!! Ce pauvre Monsieur Yves, peut-être expire-t-il en ce moment seul dans un champ désert… Que je suis inquiète. Je vais envoyer Victoire aux nouvelles.

6 juillet 1920 (3 h. p. m.)

Victoire est revenue en souriant… Mon beau cavalier est sain et sauf. Il a retrouvé sa monture qui l’attendait en broutant l’herbe devant la grange. Lambert, qui avait vu arriver le cheval sans son maître, était allé au devant de lui et ne tarda pas à le rencontrer qui revenait en pestant et jurait qu’on ne le reprendrait plus. Vive Dieu ! comme disaient les croisés, j’ai un gros poids de moins sur la conscience.

6 juillet 1920. (soirée)

Nouvelle visite à mes iris cet après-midi. Ils sont complètement épanouis et demain je devrai les cueillir si je ne veux pas me faire jouer le même tour que l’autre jour. Décidément, je n’ose demander le secours ni du cousin, ni du Curé, j’irai seule. Après tout, ce ne doit pas être si mauvais que cela des grenouilles !

La poste de ce soir m’a apporté une longue lettre de Laure. Elle est littéralement conquise par l’œuvre de notre curé. Elle a acheté le volume et l’a lu tout d’un trait. Et mes pages en couleurs donc ! Elle ne tarit pas de louanges sur mes pauvres dessins. À Québec paraît-il, l’ouvrage a déjà un grand succès. Enfin, elle me promet sa visite pour la fin de l’été, si je lui promets de lui présenter l’auteur de « Les Hôtes de nos Bois et de nos Champs ». Inutile de dire que je vais lui répondre dans l’affirmative, mais il ne faudrait pas montrer sa lettre au Curé, il serait capable de se dérober.

Pourquoi donc cette bonne Laure termine-t-elle sa lettre en me demandant quand je serai la femme du jeune notaire ? Est-ce que les sots bruits qui courent les rues ici se seraient rendus jusqu’à Québec ?

Visite de Jeanne ce soir. La pauvre Jeanne s’est crue obligée de me raconter en détail l’accident survenu à leur ami. Chère Jeanne, si elle s’était doutée que j’étais au courant de cet accident !… Il paraît que Monsieur Marin est affecté plus que de raison de cet accident insignifiant. M’aurait-il vue ? Aurait-il entendu mon sot éclat de rire ? Alors comme il doit me détester. Vraiment, c’est dommage…


CHAPITRE XXI


Journal d’Yves Marin
(Extraits)
3 juillet 1920

Nouvelle visite chez mes fournisseurs français ; nos négociations marchent rondement : je crois pouvoir conclure lundi.

Cet après-midi, j’ai rencontré Léon Larose, un copain d’autrefois. Nous nous demandions souvent comment ce gros garçon tranquille, paisible, sérieux pouvait jadis prendre part à toutes nos folles équipées ; aujourd’hui, à ses réflexions ironiques, je comprends que nous étions son champ d’études psychologiques et que, s’il était de nos fêtes, c’était bien plus en spectateur qu’à titre de participant actif.

— Tu ne saurais croire, mon cher Yves, comme je suis heureux de te voir guéri à tout jamais de cette vie vide et factice que tu menais autrefois ! Tant de jeunes gens et des mieux doués viennent y gaspiller les plus beaux jours de leur jeunesse, les meilleurs instincts de leurs cœurs. Les villes gâtent tout, elles gâtent même jusqu’aux vertus les plus belles et les plus admirables. Regarde les journaux avec leurs rapports insipides de fête de charité : à chaque ligne tu vois percer l’égoïste orgueil des organisatrices. Madame Une Telle a organisé telle tombola et sa photo jointe à un article ridicule de louanges va crier à tous les coins du pays la petite parcelle de mérite qu’elle aurait pu acquérir si son action avait été faite dans le silence, tel que le Seigneur l’a recommandé. L’orgueil envahit toutes les classes, depuis les riches à morgue superbe jusqu’à la classe la plus pauvre, l’excentricité dans les toilettes gagne tout le monde, et, lorsque vous rencontrez une femme sur la rue, vous en êtes à vous demander si c’est une honnête femme ou une traîneuse, tant son costume est voyant, tire l’œil, extravagant. On parle, depuis quelques mois, de crise financière, de crise ouvrière, de misère générale en perspective et cependant, si tu avais vu cet hiver quelle débauche de riches fourrures ! Et, tu sais, non seulement chez les riches, mais aussi chez les classes pauvres, chez ceux qui ne réussissaient qu’à peine à boucler leur budget.

Que veux-tu, ces pauvres ouvriers ont l’exemple des classes dirigeantes, ils sont témoins de leurs excentricités, de leurs frivolités, de leurs folles équipées. Les jeunes filles sont tellement saturées d’orgueil, de luxe, du désir des plaisirs, qu’elles ne lais-