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L’IRIS BLEU

gouffre dans les tramways… c’est la pluie.

Bulletin du jour : — Cruelle dépression du moral de mes forces, le « cafard » commence à se faire affreusement sentir.

2 juillet 1920.

Il pleut toujours. Visite à la firme française de machinerie. On n’a rien en main, mais à mes premières paroles un large sourire est venu couper la bonne figure du gérant de l’établissement. Bien certainement qu’il m’a compris, ces machineries que je lui demande, c’est un peu de chez lui, il vient de Lille. Je crois que j’ai enfin mis la main sur le merle blanc ; il m’a promis de me procurer ce que je désire et ce dans le plus court délai, deux mois au plus.

Bulletin du jour : — La démoralisation gagne complètement nos forces ; hâtons le plus possible le retour à l’ennemi.


CHAPITRE XX


Journal d’Andrée Deshaies
(Extraits)
3 juillet 1920.

Il fait un beau soleil et une agréable chaleur réconfortante ce matin. Tout chante et sourit, l’herbe est tellement verte, les oiseaux gazouillent avec tant d’entrain que l’on se sent du bonheur malgré soi. Cependant au milieu de ce concert de gaieté, de beauté et d’harmonie, je me sens triste… Le soleil a beau se faire plus beau et caressant comme un mari infidèle qui nous revient après quelques jours de délaissement, je ne me sens pas de goût pour aller herboriser. Et mes iris qui m’attendent toujours ? Je me demande comment je vais parvenir à les cueillir. Je ne suis pourtant pas pour me risquer moi-même dans cette affreuse grenouillère. Dois-je demander au cousin Jean ? Ce pauvre Jean, il est bien trop préoccupé de son petit malade ; et puis, il me rirait au nez. Mais oui ! il ne peut concevoir que l’on puisse aimer les fleurs autrement que sur leur tige. Il y aurait Monsieur le Curé… Au fait, pourquoi pas ? Ça ne doit pas lui faire peur des grenouilles.

Cet après-midi visite de Jeanne. Quelle est joyeuse, cette bonne Jeanne, comme elle est heureuse avec son gros Paul ! Elle ne s’est pas aperçue de la pluie. Ma grande foi du bon Dieu, comme dit Victoire, peut-on vraiment être aussi heureuse ? Elle ne m’a pas parlé de leur ami, s’il doit revenir bientôt, s’il leur écrit, etc. Ses grands projets semblent bien définitivement à l’eau… J’ai retrouvé ma bonne Jeanne d’autrefois, des jours d’avant que l’Autre revienne.

3 juillet (soirée)

Au souper le cousin Jean était radieux, son petit malade est maintenant hors de danger. Encore un qui ne s’est pas aperçu de la tristesse de la pluie des jours derniers, ces quelques jours, il les a vécus comme en un songe ; il était corps et âme à la lutte qu’il livrait ; mais quelle joie dans la victoire ! À voir ce bon cousin ce soir, rajeuni de dix ans, comme on comprend les joies et les consolations à puiser dans le dévouement et le sacrifice. Victoire aussi était heureuse ; elle a passé l’après-midi chez les Lambert, elle en est revenue toute ragaillardie. Moi seule faisais tache à cette gaieté ambiante et je suis montée à ma chambre vers les huit heures, là, j’ai en vain demandé à mes études un peu de distraction. Non, cela n’était pas comme autrefois, je ne pouvais arrêter mon esprit un seul instant, je me sentais affreusement lasse et triste…

Comme j’allais me mettre au lit, j’entends la voix du Curé : « Docteur, il est sorti ! »

— Qui est sorti ?

— Qui est sorti ? Mais mon livre, mon cher ami, je viens de recevoir le premier exemplaire par la poste de ce soir ; tenez, voyez comme il a bonne mine !

Je m’empresse de descendre et en m’apercevant, Monsieur Ferrier accourt à ma rencontre :

— Il est sorti, Mademoiselle Andrée, il est sorti notre cher volume !…

Je reçois de ses mains émues et tremblantes ce volume autrefois attendu avec une si grande impatience et auquel, depuis quelques jours, je n’avais pas songé. Oui ! c’est bien tel que je me l’étais figuré, mes dessins ont assez bonne mine et le volume lui-même, avec son joli papier glacé, son caractère encore frais, son élégante couverture est charmante et je suis toute surprise de ne pas me sentir plus d’enthousiasme…

— Oh ! Mademoiselle ! s’exclama le vieillard chez qui ce n’est pas l’enthousiasme qui fait défaut, comme je vous dois de remerciements pour votre judicieuse et délicate collaboration, non seulement pour vos planches en couleurs qui sont parfaites, mais aussi pour ce travail de chaque jour dont j’ai si largement abusé, pour cette confiance que vous avez su m’infiltrer et qui m’a permis de mener à bonne fin ce grand travail de ma vie. Mon ami, mon cher ami, comme je suis heureux ! ajouta-t-il en s’adressant au cousin qui, lui-même ayant été le témoin des travaux