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L’IRIS BLEU

25 juin 1920.

La classification de mes notes est maintenant complètement terminée, je n’attends plus que le parachèvement de notre annexe pour commencer l’installation des machines que je dois aller commander à Montréal. J’ai fait cet après-midi un examen des vieux papiers de mon oncle, et, bien soigneusement cacheté à la cire, j’ai découvert l’acte de concession par le Capitaine de St-Ours à Pierre Marin. En face de ces documents poudreux on se sent pris d’un respect religieux.

Malgré toutes mes recherches, je n’ai pu mettre la main sur l’herbier dont il fait mention à plusieurs reprises dans son journal. Où diable l’a-t-il caché ? J’ai ouvert tous les tiroirs, visité chaque armoire, mais en vain. Ce n’est pas que cela m’intéresse beaucoup, beaucoup, mais, après tout, cela pourrait m’être utile de connaître les fleurs et les plantes par leurs noms si jamais j’épousais ma jolie botaniste. Je ne l’ai pas aperçue aujourd’hui et cependant, j’ai causé une demi-heure au moins avec son cousin qui se dit anxieux de voir fonctionner notre industrie textile. Je serais bien curieux de savoir si elle n’était pas dissimulée derrière une persienne, à nous surveiller.

Bulletin du jour : — Bien dissimulé derrière ses solides positions, l’ennemi nous épie.

26 juin 1920.

J’avais demandé à Madame Lambert de me faire un joli bouquet pour Jeanne et, quelques instants après, elle m’arrive avec une gerbe, mais une gerbe énorme et je me lève effrayé de ce massacre ; mais non, cela me paraît seulement pas dans le parterre. C’est embêtant l’abondance. En ville, une jeune fille ou jeune femme recevant un pareil bouquet serait au troisième ciel, ici, chaque passant peut s’en cueillir un pareil dans le premier jardin venu. Non, je vais lui envoyer porter ces fleurs, mais je tâcherai de trouver autre chose demain, comme cadeau de fête.

Bulletin du jour : — L’adversaire se tient à distance. Ce soir, nouvelle révision de la décision du conseil de guerre. Développements importants en perspective, nous irons à la rencontre de l’ennemi, nous serons demain soir au souper chez Paul.

27 juin 1920.

Souper plutôt monotone en compagnie de Paul, Jeanne, le Curé et le Docteur, notre joli prodige ayant fait défaut d’y assister, retenue à la maison par une migraine aiguë ; du moins c’est la version du Docteur qui nous a quitté vers neuf heures et demie. Le Curé et moi avons en vain essayé de ramener un peu de vie et de gaieté ; mais ces pauvres Lauzon paraissaient avoir perdu un pain de leur fournée.

Cette pauvre petite qui avait dû se faire un tel plaisir d’assister à ce souper, comme elle a dû s’ennuyer dans sa chambre de malade. Demain matin, j’enverrai discrètement la mère Lambert aux nouvelles.

Bulletin du jour : — Victoire complète, l’ennemi se dérobe et refuse le combat ?

28 juin 1920.

Mes relations avec les villageois deviennent de plus en plus cordiales, je connais maintenant par leur nom la majorité des rentiers du village et tous, sans exception, saluent mon passage d’un sourire. C’est extraordinaire comme je me suis vite accoutumé à cette vie que je trouvais ennuyeuse et monotone dans les premiers jours. Je tâche de me mêler le plus possible aux choses et aux gens : je cause sans façon avec un chacun, m’intéresse à leurs travaux, leur donne des conseils, leur prêche le progrès, etc., et mes paroles sont toujours reçues avec une respectueuse confiance. Hier, en me promenant avec Lambert, à l’extrémité de mon domaine, j’ai remarqué une source d’eau très vive et très claire. Comme je me penchais sur cette source pour m’y abreuver, « elle coule ainsi d’un bout à l’autre de l’année, » me fit remarquer Lambert, « il n’y a pas de froid pour la geler ». Mais alors pourquoi n’en pas abreuver le village entier ? Ce serait si facile d’amener cette source jusqu’au village et y distribuer l’eau ! Il faudrait en causer avec Paul.

La mère Lambert est allée aux nouvelles, ce matin. La migraine de Mlle Andrée est complètement guérie, même que la savante botaniste était partie herboriser. Au fait, était-elle réellement malade ? Cette maladie soudaine n’était-elle pas plutôt un simple prétexte pour ne pas me rencontrer ? Mais alors… c’est que je lui suis donc antipathique ! C’est qu’elle n’était pas du tout dans la combinaison ! Alors… ce ne serait ni une coquette, ni une « coureuse de mari » ! Et je… Oui ! mais elle me déteste, ou, pas même, elle me trouve insignifiant, et elle ne me l’envoie pas dire, elle trouve un moyen machiavélique de me fuir ; elle m’a, dès le premier moment, trouvé une quantité tellement négligeable que je ne vaille pas la peine de lui être présenté… Eh bien ! elle est aimable la jolie bachelière-peintre-musicienne-botaniste ! Bah ! après tout, qu’y a-t-il de changé ? La lutte