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L’IRIS BLEU

quart d’heure avec Jacques qui, lui-même, trouve cela très naturel.

Si je tourne mon regard vers le village, je vois, là-bas, Monsieur le Curé lisant son bréviaire en se promenant dans son parterre. Oh ! mais si lentement, qu’il semble à peine bouger. À côté à la porte du magasin une dizaine de rentiers sont occupés à causer ; mais leur conversation est si calme, si paisible, si peu animée qu’on les prendrait pour quelques personnages du musée Éden.

Seules quelques commères, la mère Victoire, la ménagère du Docteur, Mlle Bérénice la servante du Curé, Madame Lemay, la femme du marchand, causent avec animation sur le perron de l’église, et, lorsqu’elles se séparent, elles regagnent leurs demeures de leur démarche traînante et lourde. Tiens, la mère Victoire s’est arrêtée pour causer avec le boucher ; la marchande vient d’accoster une jeune fille et ne semble pas prête à la laisser aller de sitôt et quant à la ménagère du Curé, c’est le Docteur qu’elle vient d’arrêter.

Et tout ceci se fait si lentement, si posément, si pesamment qu’on n’y sent aucun nerf, aucune activité. Tous ces gens semblent des automates mus par un pouvoir à demi épuisé. Ils agissent tous comme s’ils avaient l’éternité devant eux…

Comme c’est différent de la belle vie active et ardente de nos villes ! Mais aussi, comme c’est plus reposant…

Saurai-je me faire à ce genre de vie ? Paul m’assure qu’il y a cette année deux fois plus d’activité que par le passé. Pauvre Paul, il doit s’illusionner ou alors, comme il a été méritoire de n’être pas mort d’ennui !!!

12 juin 1920

J’ai passé hier la soirée chez Paul. Il devient gâteux avec sa fameuse idée de me marier. Parce qu’il a trouvé l’exception qui confirme la règle, que sa femme n’est ni une poupée ni un tyran, il s’imagine que je ne puisse vivre heureux hors du mariage. Et là-dessus le voilà parti à me refaire l’éloge de la jolie vierge que l’on me destine, jeune fille délicieuse, exquise, cœur aimant et sincère, caractère doux et presque naïf, âme d’artiste, etc., et cette bonne Jeanne, qui est son amie intime, vient encore renchérir. Hélas ! tous leurs efforts sont vains, et mon cœur de désabusé ne se laisse pas émouvoir à tant de grâce et de vertu.

Quant à cette Demoiselle Andrée, comme ils l’appellent, ce doit être une petite rosse prétentieuse que la seule peur de coiffer Ste-Catherine a fait jeter son dévolu sur moi. Une bachelière presque, une musicienne, un peintre, une botaniste, une savante quoi ! Ho ! la ! la ! Dieu m’en préserve ! Que ce doit être ennuyeux une femme qui ne peut recevoir un bouquet sans examiner si les fleurs en sont régulières ou irrégulières, si ce sont des grappes, des épis, des ombelles, des chatons, des solitaires, etc. La science, c’est bon pour l’homme, c’est charmant chez les vieillards comme mon oncle, mais une femme doit posséder toute la beauté et tout le parfum de la fleur sans les connaître.

Je suis allé rendre visite au Curé cet après-midi, mais il était absent. J’ai bien hâte de le revoir, c’est un vieil ami avec lequel j’ai souvent fait de longues excursions dans les bois lorsque tout jeune, je venais passer mes vacances chez mon oncle.

12 juin 1920 (Soirée)

Enfin, je l’ai revue, j’ai revu la jeune beauté que l’on me destine, la perle, la perfection ! Oui, je l’ai rencontrée pour la seconde fois depuis le service de mon oncle. Elle est bien ce que j’avais pensé, un brimborion de petite fille qui se donne des airs de personne importante. D’ailleurs, elle n’est pas mal du tout, bien au contraire, elle est tout à fait délicieuse. Plutôt petite, mais une si jolie figure… un teint clair, des cheveux presque blonds mais non fades, deux joues bien roses, presque rouges, un petit nez très légèrement retroussé qui semble se ficher de vous, une petite bouche aux lèvres carminées, et des yeux, oh ! mais des yeux bruns bien vifs qui crient le sourire. En la voyant on croirait apercevoir une de ces mignonnes fées rieuses qui avaient jadis pour mission de faire souffrir les pauvres hommes, un de ces petits lutins charmants et tracassiers.

Comment s’imaginer, en présence de cette jolie frimousse, que l’on a devant soi une bachelière doublée, que dis-je quadruplée d’un peintre, d’une botaniste et d’une musicienne ? Pour que cette petite bonne femme ait eu la patience d’emmagasiner tant de sciences dans sa faible tête de linotte, il faut qu’elle soit douée d’une dose peu ordinaire de prétention, d’orgueil et de suffisance !

Mon vieux Yves gare à toi ! On veut te faire jouer avec le feu, on conspire contre ta liberté enfin reconquise ! Et quels conspirateurs ! Tes plus chers amis. Défends-toi bien, car tu auras affaire à rude partie. Si cette coquette a juré de te faire tomber dans ses filets, la bataille sera rude et tu dois préparer immédiatement ta défense. Pour cette défense, quelle tactique choisir ? Mais oui, pourquoi pas ? Comme avec les Allemands, faisons