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L’IRIS BLEU

J’oubliais de dire que je l’ai rencontré une fois cet après-midi. Qui l’aurait cru, il sait sourire ! Et ma foi, son sourire n’est pas mal du tout !


CHAPITRE XVII


Journal d’Yves Marin
(Extraits)
11 juin 1920

Je suis revenu au pays depuis hier après-midi et j’y ai retrouvé mon vieux Paul tout joyeux de mon retour. Il semble complètement acclimaté et filer avec Jeanne le plus parfait bonheur.

Tout l’après-midi il m’a entretenu de l’usine qu’il m’a fallu visiter de la cave au grenier et dans ses plus petits détails. Hier soir, souper intime entre mes deux pigeons amoureux. Grand Dieu ! peut-on réellement s’aimer encore de la sorte après tout près d’un an de mariage ? Je me demande comment cet heureux Paul, l’esprit occupé à son grand amour, a pu fournir la somme considérable de travail qu’a nécessité l’établissement de notre usine.

Le malheur est que Paul et Jeanne, poussés par un sentiment de reconnaissance exagéré, ont juré de me faire au plus tôt goûter moi-même les joies de la vie à deux… Oui ! ces braves cœurs ont décidé de me marier, comme cela, tout naturellement… Ils ont même choisi, paraît-il, la future Madame Marin…

Aussitôt le souper terminé, Jeanne s’est retirée discrètement et alors Paul a commencé un éloge pompeux du bonheur de la vie à deux dont ils sont d’ailleurs le plus bel exemple. Et puis, naturellement, il a commencé à me parler de celle qu’il me destinait, oh ! bien discrètement, mais s’il faut l’en croire ce serait un petit prodige…

Me marier ! Allons donc ! Quand on est si bien seul, faut-il être assez sot pour aller s’embarrasser d’une femme dont on devient infailliblement l’esclave et qui s’ingénue à nous faire faire notre purgatoire sur terre ! Quand je songe que c’est à cause d’une femme d’une petite femme frivole et insignifiante, que j’ai pris, il y a un an, le chemin de l’Europe, proscrit volontaire devant deux jolis yeux de poupée !!!

Heureusement je reviens bien guéri, bien cuirassé contre cette gente nuisible et la femme qui devra me séduire n’est pas encore née !

Plus tard, beaucoup plus tard, quand j’aurai dépassé la quarantaine, que je serai devenu un bon Monsieur bedonnant, il sera toujours temps de me mettre la corde au cou, de suivre le conseil de mon oncle. Je tâcherai alors de trouver une brave et solide campagnarde bien pratique, capable de me donner de beaux et forts enfants et de soigner mes rhumatismes. En attendant, je vais vivre quelque quinze ans de bonne liberté tranquille au milieu de cette campagne reposante tout en accumulant de nouvelles rentes pour adoucir les inconvénients de cette époque fatale.

Quoi qu’en dise ce cher Paul, qui prétend y avoir opéré une réelle résurrection, notre village semble être le royaume du sommeil, tellement tout y est fait avec lenteur et monotonie. La demie de quatre heures vient à peine de sonner, c’est le jour dans toute sa force, et quel jour ? Un jour de juin, mois des fleurs, mois de vie par excellence, et pourtant tout autour de moi respire la tranquillité, le silence, le calme plat. Seul le vent, se jouant dans les feuilles, entraînant à sa suite toute une fanfare de chants d’oiseaux, vient briser la monotonie.

D’un côté, aussi loin que mon regard s’étend vers la campagne ouverte je vois la longue théorie des agriculteurs travaillant dans leurs champs. Ils vont lentement, lentement, du lourd pas de leurs chevaux fatigués. Eux-mêmes marchent à côté de leur attelage et n’avancent qu’à pas si lents, si lents, que l’on se croirait au cinéma, assistant à un spectacle pris au caméra ultra-rapide.

Ici, c’est un gamin qui ramène un troupeau de vaches des pâturages « du large ». Il s’arrête à chaque arpent pour cueillir un fruit sauvage, examiner ceci, humer cela et même pour le simple plaisir de s’arrêter. Son troupeau, bien repu de la bonne herbe broutée durant la journée s’arrête encore à chaque pas pour prendre une dernière gueulée, tendre la langue dans le champ de grain à travers la clôture et depuis un long quart d’heure que je les vois descendre, c’est à croire qu’ils n’arriveront jamais. Sur le chemin poudreux, un brave homme s’en vient au village. Dans le trajet des quelque quinze arpents qui le séparent du cœur du village, il s’est arrêté déjà cinq fois, causant cinq minutes avec son premier voisin, dix minutes avec la femme du second, pronostiquant des chances de la récolte avec le troisième, s’informant du travail chez le quatrième, enfin, il vient d’accoster Lambert et lui exprime ses craintes sur la température : « J’ai bien peur qu’il commence à mouiller ce soir et j’ai encore deux pièces de sarrasin à herser et à semer ! » lui a-t-il dit en l’abordant. Il n’a d’ailleurs pas l’air aussi pressé qu’il le prétend et va bien jaser un bon