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L’IRIS BLEU

que je pouvais croire à l’amour de la femme, je me laissais bêtement séduire par un sourire, un joli minois ; mais je me suis affranchi de ces faiblesses et je compte avoir acheté assez cher mon indépendance pour ne plus m’exposer à la perdre. Depuis que je suis véritablement redevenu moi-même je me sens revivre, je me sens de la force, de l’énergie, de l’ambition, je rêve de belles choses et j’ai mon cerveau bien à moi pour les réaliser. Plus tard, quand j’aurai dépensé cette énergie, que j’aurai réalisé quelques-uns de mes rêves, que je serai devenu quelqu’un, que j’aurai terminé mes luttes vers le succès, alors, dis-je, je songerai à me marier. Je suivrai le conseil de mon oncle, j’épouserai une brave femme sans prétention, sans orgueil, sans exigence qui me paiera en dévouement l’honneur que je lui aurai fait de l’associer à ma vie ; nous aurons de beaux et solides enfants qui continueront la tradition de notre famille et je tâcherai d’être heureux ; mais épouser une femme jolie, spirituelle, instruite, musicienne, peintre, etc., épouser une femme supérieure et faire cette folie quand je ne suis pas moi-même certain du succès de mes entreprises quand il me faut tout mon courage et mon énergie pour mener à bonne fin ce que nous ne faisons que commencer, m’exposer à des récriminations si le succès ne répond pas à notre attente… Oh ! mais non, mon vieux Paulot, ça jamais !

— Et pourtant moi ?

— Toi ce n’est pas la même chose, tu es un sage, un homme pondéré, ponctuel, rempli d’ordre… et puis Jeanne n’est pas tout le monde, elle est unique ta femme, mon vieux, ce n’est pas une perle, c’est un diamant, et tu sais que le diamant est rare… Là-dessus, je te quitte et vais faire un bon somme, je me sens tellement las que je défie toutes les Demoiselles Andrée de la terre de venir peupler mes songes.


CHAPITRE XIII


Avant de rentrer chez lui, Yves s’attarda encore à contempler son domaine que n’éclairaient plus qu’à contrejour les derniers rayons du soleil couchant. Dans la nuit sereine et douce, que troublaient seuls les bruits sourds et mystérieux du soir, il sentit vibrer l’âme des siens, de ces pionniers de la glèbe qui avaient identifié leur vie à cet humble coin du sol et qui, à travers les âges, lui envoyaient l’hommage de leur reconnaissance. Entré dans son bureau, le cahier-journal de son oncle attira son attention. C’était bien la grosse écriture malhabile du vieillard.

Inconscient de la fatigue qui l’envahissait, il lut à la page ouverte. C’était à la date du 10 mai 1917, quelques jours après son arrivée de France :

« Les lilas sont en fleurs, mes rosiers couvent avec un amour religieux leurs boutons et leur renvoient toute la sève que leurs racines tirent de la terre et tout l’air que respirent les innombrables tomates de leurs feuilles ; les champs disparaissent sous la vive verdure qui envahit leur chaume vétuste d’un renouveau de jeunesse et de vie ; les oiseaux chantent dans l’air embaumé les espérances des nids en construction, tout dans la nature déborde de vie et de fécondité ; moi seul suis solitaire tel une pièce de chaume d’automne au milieu de cette verdure printanière… Aurais-je mal compris ma mission sur terre ? Était-ce bien ma destinée d’être un arbre sans fruit et cette vie de travail consacrée à la reconstruction de notre domaine, ne serait-ce qu’un héroïsme stérile au service d’un orgueil futile ? Non, je sens que je ne suis pas condamnable d’en avoir agi ainsi, je sens que j’ai l’approbation de tous les aïeux, chez qui l’amour de la terre symbolisait l’attachement à la religion et à la patrie… Mes sacrifices ne seront pas vains, mes labeurs ne seront pas stériles !

Yves est ici depuis deux jours… Ce pauvre enfant est encore bien faible, sa blessure commence à se cicatriser et il a besoin de beaucoup de ménagements encore ; mais Dieu soit loué, tout danger est maintenant passé.

Hier soir, je voulais lui parler de mes projets ; il était si pâle, si faible, je n’ai pas osé. Oserais-je jamais ? J’ai tellement peur d’une déception… Les traditions, la famille, le passé c’est le domaine de la vieillesse ; mais lui que seul le sang rattache à ces souvenirs, lui qui est la jeunesse, le plaisir, l’avenir, ai-je bien le droit de le river au passé ? »

Yves, feuilletant à rebours, voulut revivre la vie de son parent. Ces pages où il devait consigner au jour le jour les événements, ses émotions, ses impressions, offraient un tel ensemble de calme sérénité que le jeune notaire y retrouvait à chaque ligne la grande âme du vieux terrien lui parlant de l’au-delà de la tombe…

20 avril 1917.

J’ai reçu ce matin la nouvelle de la blessure d’Yves et de son prochain retour au milieu de nous… J’ai hésité avant d’ouvrir l’enveloppe du télégramme du ministère m’en informant, j’avais tellement peur que ce fût pis encore… Heureusement, il n’est que blessé, il nous reviendra bientôt, je le soignerai avec tant de sollicitude qu’il ne tardera