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L’IRIS BLEU

aux fraises en viennent également, de même que la sauce piquante aux tomates que tu vois dans ce bocal. Goûte à toutes ces choses tu m’en diras des nouvelles. »

— Sont-ils réellement en demande comme tu le dis ?

— Mais mon pauvre Yvon nous avons eu des commandes jusque du Manitoba et de la Colombie Anglaise. Quant à l’Ontario, plusieurs firmes m’ont offert de placer chez moi de grosses commandes pourvu que je consente à mettre des étiquettes anglaises sur mes boîtes ; tu comprends bien que j’ai refusé.

— Comment ? des étiquettes anglaises ?

— J’aurais étiqueté nos marchandises « X Preserve Co., X, Ontario », par exemple, et eux auraient vendu comme étant de leurs produits. Sous ces conditions, j’aurais eu des commandes très considérables ; mais j’ai pensé que ce serait une petite trahison à notre industrie, j’ai renvoyé les lettres avec prière de s’adresser ailleurs.

Les convives s’étaient attablés et tous mangeaient avec appétit. Les fraises surtout furent trouvées délicieuses.

— Elles sont on ne peut meilleures ! dit Yves, enthousiaste ; je comprends très bien la vogue qu’elles ont dû obtenir. Crois-tu que nos paysans parviennent jamais à en récolter suffisamment pour alimenter notre usine.

— Dès cette année la récolte sera abondante. Si tu avais été comme moi témoin de l’enthousiasme avec lequel les braves rentiers plantaient leurs fraisiers l’automne dernier tu n’en douterais pas. Les moindres coins de terre ont été utilisés. Ma nouvelle commande de plants d’automne avait été de quarante mille et le tout a été mis en terre. Durant l’été, le bureau de poste, le magasin et la gare sont maintenant déserts, tout le monde est aux champs ou à l’usine. Les fermes ont presque doublé de prix, les espaces autrefois incultes ont été labourés. Ton oncle connaissait bien ces gens, âpres au gain, indolents par habitude, contraints par nécessité à vivre de peu ; mais désireux de trouver des sources d’augmentation à leurs maigres revenus. Cet hiver, le village est retombé quelque peu dans sa léthargie ; mais tous ces gens attendent avec anxiété la reprise du travail. Ce sera bien autre chose quand notre toilerie sera en opération, ils ne seront plus obligés de chômer durant l’hiver. Veux-tu une tasse de thé ?

— Merci ! Si Jeanne le permet nous fumerons un cigare et ensuite j’irai me reposer. Ce voyage m’a fatigué.

— Mais certainement, acquiesça Jeanne ; d’ailleurs je vous prie moi-même de m’excuser, je dois passer un instant chez le Docteur Paul, sais-tu où est le livre de Mlle Andrée je voudrais le lui remettre ?

— Quelle est cette Mademoiselle Andrée ? s’enquit Yves quand la jeune femme fut sortie.

— C’est la petite fille en noir qui t’avait tellement intrigué, la cousine du Docteur Durand, une charmante enfant dont ma femme raffole et qui vient chaque soir faire un bout de causette avec nous. Elle a dû avoir été retenue ce soir, c’est elle qui fait la partie d’échecs avec le Curé quand Monsieur Durand est appelé aux malades.

— Ah ! ah ! c’est la petite merveille dont tes lettres parlaient avec tant d’enthousiasme. C’est donc un trésor, cette jeune fille ? Imagine-toi que cette brave mère Lambert m’en a déjà fait l’éloge !

— Elle mérite tout le bien qu’on puisse en dire. D’ailleurs tu la connaîtras et tu la jugeras toi-même.

— Merci mille fois… Oh ! mais non ! Si elle est comme tu me l’as dépeinte, jeune et jolie, fraîche comme une fleur, innocente comme une tourterelle, je serais assez bête pour en tomber amoureux, et de ce poison-là Dieu merci, j’en ai soupé !…

— Les poisons sont souvent les meilleurs remèdes…

— Pas pour moi… D’ailleurs, je suis complètement guéri et si tu comptais sur cette jeune fille pour parachever ma convalescence, tu peux en faire ton sacrifice, je préfère demeurer éternellement un valétudinaire…

— Mais tu ne saurais croire comme elle est différente des autres ? C’est une jeune fille sérieuse malgré la gaieté débordante de sa jeunesse, elle est instruite, excellente musicienne, peint admirablement ; en un mot, c’est une perle, quoi !…

— Une perle ? Bien, mon Paulot, tu sais que les perles affectionnent le voisinage des requins et je ne serai pas l’innocent pêcheur qui se fait bêtement croquer pour les cueillir Une perle !… Dis plutôt une pédante, un bas bleu… Encore une fois, ce n’est pas pour te désobliger, après tout, ta Demoiselle Andrée, comme tu l’appelles, peut être une perfection ; mais à compter de ce jour je deviens un notaire grognon et un industriel aride…

— L’Amour est enfant de Bohême
Qui n’a jamais connu de loi…


fredonna Paul en souriant.

— On les lui enseignera les lois, à ton Amour ! Mes études m’auront au moins servi à quelque chose. Encore une fois, j’ai le cœur muré. Autrefois, quand j’étais naïf,