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L’IRIS BLEU

— Si je suis guéri ? Regarde-moi, mon Paul, ai-je l’air d’un homme qui ne veut pas vivre et lutter ? Regarde ces mains calleuses J’ai tenu à travailler de mes mains et apprendre par moi-même chacune des opérations de l’industrie que nous rêvons de fonder. Pendant cette année qui vient de s’écouler, j’ai été la plupart du temps un ouvrier quelconque d’une filature quelconque de France, de Belgique ou d’Irlande, je me suis mêlé au peuple, j’ai coudoyé ses misères et à cette école austère, je t’assure que mes propres chagrins se sont fondus comme une cire molle devant le feu. Oui, je reviens guéri, complètement guéri, bien décidé à chercher dans le seul travail mon bonheur et ma raison de vivre. Je me demande aujourd’hui comment j’ai pu souffrir parce que cette petite Berthe cet être frivole et insignifiant se refusait à m’entendre ? Heureusement, cette année de travail m’a assagi, j’en reviens mûri comme d’une longue épreuve et je t’assure qu’à présent, mon cœur est une forteresse qu’il ne serait pas bon de tenter d’assiéger.

Paul écoutait le jeune notaire en silence et lorsqu’il eut terminé sa tirade. « Mon pauvre Yves, tu n’es peut-être pas aussi guéri que tu le penses ? »

Comment pas guéri ? Et il allait reprendre avec plus de feu encore sa profession anti-sentimentale ; mais l’on entrait dans le village et bientôt la voiture déboucha dans le domaine où Lambert et sa femme guettaient l’arrivée des voyageurs.

Un bon dîner les attendait auquel Jeanne, accourue pour saluer le jeune homme, consentit à prendre part.

La conversation ne tarda pas à tomber sur l’usine, et le père Lambert renchérit encore sur les rapports que Paul avait envoyés. « Si vous aviez vu cela Monsieur Yves, ça nous arrivait de trois paroisses à la ronde, des charges de concombres, des charges de tomates, des charges de blé-d’Inde, à croire que l’on ne saurait jamais quoi faire de tous ces produits. Eh bien ! Monsieur Paul trouvait moyen de tout mettre en conserve, salant les concombres, marinant les tomates, « cannant » tomates et blé-d’Inde, faisant confitures de ci, confitures de ça, inventant des recettes dont personnes ne se serait douté. Et chaque soir, le tout allait s’accumuler dans le magasin, à croire qu’il était un panier percé ce magasin, tant on y entassait. Dans les premiers temps les habitants du village riaient, jacassaient, jalousaient comme c’est leur habitude ; mais Monsieur Paul les laissa faire sans rien dire. Comme il payait bien, ils vinrent offrir leurs services et bientôt les opinions changèrent, on comprit qu’il avait plus de bon sens que le reste de la paroisse ensemble, tout le monde le saluait avec respect et il est maintenant devenu une espèce de bon Dieu pour tous les gens de la paroisse.

— Vous exagérez, mon pauvre Lambert…

— Non, non ! je n’exagère pas, et la preuve, si vous le vouliez vous seriez notre prochain maire sans que personne n’ose dire un mot…

— Toi qui rêvais autrefois de gloire, mon cher Paul, c’est le temps de la recueillir, dit en souriant Yves.

— Merci bien ! pour cette année, je vais me contenter d’être père ! répondit l’architecte en souriant, cependant que cette pauvre Jeanne rougissait.

— Il y a tout de même du vrai dans ce que dit Monsieur Lambert, et je me suis demandé souvent avec une certaine inquiétude comment nous parviendrons à écouler toute notre marchandise. Mes craintes étaient futiles en fin de janvier, nous étions déjà complètement à sec, et depuis cette époque nous sommes obligés de refuser les commandes. Heureusement cette année, forts de cette expérience nous serons en position de faire beaucoup mieux. Les fraises surtout nous ont fait défaut, la fraise de jardin n’étant pas cultivée sur une assez grande échelle ; mais tu te souviens que lors de mon arrivée ici, j’ai fait venir dix mille plants qui cette année vont nous donner un rendement assez considérable.

— Et les rentiers que tu craignais tant, comment as-tu réussi à les amadouer ainsi ?

— D’une manière bien simple, en ne m’en occupant pas. Tu te souviens du tour que j’avais joué au père Desgranges lors de l’achat de son lopin de terre ? Dès lors les rentiers comprirent qu’il ne fallait pas finasser avec moi. Et puis, j’étais l’inconnu, l’étranger qui en impose toujours aux populations rurales. Ils me voyaient dépenser largement sans savoir si cet argent m’appartenait ou non et l’argent est une autre arme qui leur impose beaucoup. De plus j’avais su, dès les premiers jours, me concilier l’appui et l’amitié du Docteur Durand et de Monsieur le Curé, les seules personnes vraiment influentes dans le village, et dès lors l’on a commencé à compter avec moi. J’ai eu plus d’offres de services que d’ouvrage à donner. J’ai réparti les emplois avec le plus d’équité possible donnant du travail de préférence à ceux qui en avaient besoin et sous la direction de Monsieur le Curé ; mais vint un moment où toute la population du village travaillait à la fabrique et durant cet été, ces braves rentiers ont doublé leurs revenus. Déjà le bon résultat