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L’IRIS BLEU
« Roman Canadien »
par
J. E. Larivière

CHAPITRE I


— Attention à votre Reine, Docteur, si vous continuez à l’exposer ainsi, mon cavalier va la faire prisonnière…

— Je rends grâce à votre chevalerie, Monsieur le Curé, et de peur que sa Majesté ne souffre trop des entreprises de votre preux conquérant, je la réintègre dans ses pénates sous la garde de son auguste époux.

Nos deux échiqueurs représentaient toute la notabilité de St-Irénée, modeste bourg dominant la rivière Salvail, sis à quelque vingt milles de la ville de St-Hyacinthe et que la ligne de chemin de fer « Montréal Québec & Southern » avec ses rails cahoteux, ses voitures démodées et ses locomotives fourbues, relie à ce centre.

Le village a de quinze à vingt âcres de superficie et forme un quadrilatère. Une douzaine de rues se coupant en angles droits le divisent en carrés assez réguliers. Ses maisons de bois et toutes avec pignon à la façon d’autrefois, sont propres et presque coquettes en dépit de leur âge avancé et de leur uniformité trop monotone ; elles sont distantes l’une de l’autre de quarante à cinquante pieds et sont entourées de jardinets que leurs propriétaires, gens pratiques, cultivent en légumes.

Les arbres qui s’élèvent sur les bords des rues enveloppent, durant la saison d’été, le village entier de sa riante verdure et offre une réaction de jeunesse dans ce paysage vétuste. L’automne, l’or de leurs feuilles couvre le sol d’un tapis de féerie ; mais lorsque vient l’hiver, leurs branches dénudées, dansant au gré des vents, viennent encore ajouter à la mélancolie du tableau. Toutefois, lorsque les dégels d’hiver suspendent à ces branches leurs couches cristallines de verglas, la féerie recommence, et le soleil, se jouant à travers cette infinité de joyaux diamantaires, donne la radieuse illusion d’un paysage des « Mille et une Nuits ».

La population du village se compose presqu’exclusivement de rentiers, anciens agriculteurs qui, après avoir amassé péniblement quelques économies, se sont empressés lorsqu’a sonné la cinquantaine, « de se donner » à l’un de leurs fils pour venir enfin vivre de leurs rentes au village, rentes bien modiques, se composant de l’intérêt au taux de quatre ou cinq pour cent sur quelques milliers de piastres. C’est dire que toutes ces braves gens vivent avec une inconcevable parcimonie et se privent de tout superflu.

Aussi, faut-il voir quelles tempêtes tumultueuses s’élèvent dans ce petit coin de terre d’ordinaire si calme et paisible chaque fois qu’il s’agit de décider d’une amélioration publique, d’une dépense devant grever le moindrement les propriétaires d’un surcroit d’impôt… Le bureau de poste, le magasin général, la gare du chemin de fer et la « salle des habitants », rendez-vous habituels des bons villageois, retentissent alors des plus acerbes protestations. On y discute avec autant d’entrain et d’animation que s’il s’agissait de construire un pont entre Halifax et Liverpool chaque fois qu’une répartition est commandée pour faire effectuer les travaux de réparations du vieux pont de bois jeté sur la rivière Salvail.

Avant de décider de reconstruire l’école du village, il a fallu que les autorités compétentes aient condamné l’ancienne pour cause de vieillesse et de défaut d’hygiène et chaque fois que vous vous aventurez à visiter la petite église de brique rouge qui s’élève, pas bien haut, au milieu du village et que vous en sortez ébahi, vous demandant comment tous les fidèles peuvent s’y loger, un brave villageois vous guette à votre sortie pour vous dire avec un sourire malin : « Hein ! elle est belle notre vieille église ! N’est-ce pas que ce serait un crime de la démolir ? » de peur que vous ne soyez un émissaire de l’évêché chargé de signifier aux marguilliers l’ordre de sa reconstruction.

C’est au milieu de cette population que vivaient nos deux échiqueurs, le Curé Ferrier et le Docteur Durand, deux cœurs d’or et deux intelligences d’élite que le sort ironique avait fait échouer dans ce Sahara intellectuel. Et cependant, ni l’un ni l’autre ne semblait


Droits Réservés 1923