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L’IRIS BLEU

quinze jours. Il s’embarque demain au Havre.

— Ce n’est pas trop tôt, depuis un an qu’il est absent !

— Au fait savez-vous pourquoi il a différé si longtemps son installation ici ?

— Fantaisie de jeune garçon riche, mon brave Curé !

— En êtes-vous bien certain, Docteur ?

— Je n’ai pas reçu ses confidences, mais tout ce que je puis dire, c’est que l’impression qu’il a produite sur moi durant les quelques heures que nous avons passées ensemble, a été excellente et je suis heureux, de son retour.

— Madame Lauzon prétend que c’est à la suite d’une déception d’amour qu’il s’est expatrié. À la mort de son oncle, m’a-t-elle dit Monsieur Marin était sur le point de se fiancer avec une jeune fille qui lui a fait grise mine en apprenant son intention de venir s’enterrer ici, une rupture s’en serait suivie. Pauvre garçon ! je me le figure grand, habit et cravate noirs, blême, grave, les yeux plongés dans le vague rêvant à son infidèle. Ça va être gai ici ! Il faisait si beau soleil chez nous…

— Voyez ces fillettes ?

— Mais alors, c’est toute une idylle, un roman ! s’exclama le curé. Et vous dites qu’il sera ici bientôt cet amoureux désenchanté ?

— Monsieur Lauzon a déjà commencé à restaurer sa maison. Vous comprenez à son retour, il va être encore trop absorbé par ses chagrins.

— Et vous Mademoiselle, n’allez-vous pas finir par vous ennuyer dans notre petit village ?

— Comment voulez-vous que je m’ennuie, Monsieur le Curé ? À force de peindre vos oiseaux, de corriger les épreuves de votre livre, je me suis mise à aimer vos chers protégés, à connaître leur vie, à m’intéresser énormément à leur existence. Le printemps nous en avait ramené quelques-uns, mais voici les jours de mai qui en remplissent nos champs. Ces jours-ci, j’ai découvert une hirondelle des granges en train de chercher le site de sa future chaumière, c’est bien intéressant, mais pas aussi facile d’observation que ce merle d’Amérique qui construit son nid sur la fourche de deux maîtresses branches de l’orme du parterre, sous la fenêtre de ma chambre. Je les trouve si gentils, si mignons, si industrieux que je me demande comment il se fait que j’aie pu côtoyer si longtemps tant de vie et de beauté sans en être frappée !

— C’est ce que, par mon livre, je désire faire comprendre à mes compatriotes ; mais si j’y réussis, vous aurez Mademoiselle, votre grande part de mérite…

— C’était si peu de chose, Monsieur le Curé !

— Votre collaboration a été très importante, au contraire, et je vous en suis tellement reconnaissant…

— Je vous laisse à votre partie d’échecs. Cet après-midi j’ai fait une ample provision de fleurs sauvages, je vais aller les étudier quelques instants avant de me coucher.

— Comment ? vous herborisez ?

— Ma pupille vous ressemble, Curé, vous empaillez des oiseaux, elle collectionne des fleurs et des plantes. J’espère bien, qu’un jour, elle publiera elle aussi son petit volume ce sera pour faire pendant au vôtre.

— Mais non, mon cousin, au grand jamais ! Publier moi ? Faire œuvre de bas bleu, encore une fois, jamais ! Je collectionne des fleurs comme autrefois des images à frange dorée, parce que je les aime, que je les trouve jolies ; mais c’est pour moi seule, pour mon plaisir, personne ne mettra jamais le nez dans mon herbier !

— Vous êtes admirables, avec votre amour de la science ! Quant à moi, je m’incline devant votre soif de tout connaître ; mais lorsque je rencontre une fleur, j’en respire le parfum, lorsque c’est un fruit bien mûr, je le mange en gourmet, je respecte toujours leur incognito. C’est peut-être moins intelligent, ce qu’il y a de certain, c’est bien plus commode !

— Vous n’avez peut-être pas tort, mon cousin. Encore une fois, bonsoir Monsieur le Curé, bonsoir cousin !

— Bonne nuit, modeste petite savante !

Et pendant que les deux antagonistes replaçaient sur l’échiquier rois, reines, tours et tout le menu fretin, la jeune fille regagna sa chambre où après avoir mis ses fleurs de côté elle fit sa toilette de nuit et se mit au lit.


Mais le sommeil ne vint pas… Elle se sentait tellement rêveuse… Et pourquoi, je vous le demande ?… Toute la veillée, chez ses amis Lauzon, on avait parlé du jeune Notaire mentalement, et ce qu’il doit être assommant grand Dieu ! D’abord moi la perfection, ça me tombe sur les nerfs !… Et puis… le petit bonnet que Jeanne était à broder… était-il assez joli ! assez mignon ! La chanceuse ! Comme l’on doit être heureuse d’avoir à confectionner de si jolies choses !…

Et Andrée qui tout le jour avait assisté aux ébats des oiseaux bâtissant leurs nids, avait marché au milieu des fleurs émanant leurs parfums, avait respiré à pleins poumons cette surabondance de vie qui envahissait l’at-