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L’IRIS BLEU

ses brusques sautes d’humeur. Depuis trois jours je ne l’ai pas vue et si j’écoutais mon gros bon sens, je m’arrangerais pour ne la plus rencontrer ; mais que nous sommes faibles. Je m’ennuie comme un fou et au milieu de mon travail, sa gracieuse image souriante et menue se présente à mon esprit et l’entraîne loin, bien loin des sérieuses études en un rêve rieur et frivole.

Demain je vais retourner chez elle, attiré malgré moi par ce charme irrésistible émanant de ses moindres gestes, du sourire de ses lèvres, de son léger babil. D’avance je sais quelle série de reproches m’attend pour avoir ainsi osé la bouder quelques jours. Je vais encaisser le tout sans protester chien docile qui lèche la main de celui qui le bat, et si je puis obtenir la moindre parole d’affection, je m’en reviendrai heureux comme un prince. Ah ! mon vieux Paul, je me fais honte à moi-même !  !

Affectueusement ton ami,
Yves.

CHAPITRE X


Paul Lauzon à Yves Marin.
St-Irénée, 13 mars 1919.

Bien cher Yves : —

Ta lettre de vendredi m’a causé un réel chagrin, je ne croyais pas que cette petite pimbèche de Berthe ait acquis sur toi une telle emprise ; mais puisqu’il en est ainsi, il faut employer contre les grands maux les grands remèdes.

Tu es assez intelligent pour réaliser que ce n’est pas la femme qui te convient, c’est une femme, une vraie femme qu’il te faut, non pas une admirable statue sans âme, une poupée délicieuse sans cœur ni tête. Tu as accepté un héritage sacré comportant des devoirs sérieux et ardus, ce n’est pas avec une compagne aussi frivole que tu pourras les remplir avec quelques chances de succès. Il faut mettre le fer rouge dans la plaie, mon vieil Yvon et puisque tu te sens trop faible pour t’en éloigner ainsi, pourquoi ne pars-tu pas immédiatement pour ce voyage d’étude en Europe ? La distance d’un océan, une somme considérable de travail et une ferme volonté d’arriver à ses fins, voilà les meilleurs remèdes à ton mal et à ta faiblesse. Prends tout le temps voulu six mois un an s’il le faut, et puis quand tu nous reviendras, tu trouveras suivant le conseil de ton oncle, une brave petite femme qui ne sera pas seulement un ornement, un bijou, un gracieux colifichet mais une compagne consciencieuse de ses devoirs et des tiens prête à t’en aplanir la réalisation.

Maintenant que je t’ai fait un peu de morale, causons affaires et je t’assure que depuis six jours la besogne a marché bon train. Si je n’avais pas reçu ta lettre où j’ai trouvé beaucoup de douleur qui cherche à se cacher, celle-ci aurait débuté par un cri de triomphe. Oui, mon vieux, j’ai roulé le rentier le plus retors du village, ce brave père Desgranges, un finaud à donner des points à toute la Normandie… Nous avons acheté jeudi le lopin de terre que je convoitais depuis mon arrivée ici pour l’emplacement de notre usine, une vingtaine d’âcres, pour la somme dérisoire de mille piastres payable cent piastres comptant et le solde cent piastres par année.

Le père Desgranges était venu comme presque tous les autres, m’offrir son terrain pour l’érection de la fabrique et avait tenté de m’en décrire tous les avantages ; mais aux premières paroles du pauvre homme, j’avais coupé court à toutes ses espérances, affirmant que nous n’avions pas besoin de terrain que ton domaine était suffisant. Le lendemain, la nouvelle se répand dans le village que Lambert est congédié et comme on lui connait quelques économies, c’est sur lui que se rabattent les vendeurs ; mais cette fois, ils avaient à qui parler, le père Lambert étant aussi paysan et finaud que quiconque dans le village. Entre temps, je faisais faire quelques travaux de nivellement à l’extrémité opposé du domaine, prenant des mesures, tout comme si cet endroit était le site choisi. De son côté, Lambert marchandait toutes les propriétés du village, ne semblant pas pouvoir arrêter son choix sur aucune cependant que le bonhomme Desgranges essayait de lui vendre son terrain. Il lui demanda d’abord deux mille piastres (il m’en avait demandé cinq mille), puis comme cela ne mordait pas, suivant l’expression de Lambert, il descendit de cinquante piastres en cinquante piastres jusqu’à mille, alors que ton fermier consentit à se laisser entraîner à St-Hyacinthe pour passer l’acte de vente.

Mais à son retour, quand il apprit que Lambert l’avait roulé, si tu avais vu sa mine piteuse ! Je crois qu’il va en faire une maladie, il raconte à qui veut l’entendre, qu’il vient de perdre quatre mille piastres… Les paysans sont rusés et ne détestent pas de tels tours, pourvu qu’ils n’en soient pas affectés, et depuis que nous avons fait cet achat, j’ai monté de cent coudées dans leur estime.

Samedi, ce brave Lambert a célébré ses noces d’or et inutile de te dire que j’étais de la partie ; j’aime trop les vieilles coutumes