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L’ASSOCIEE SILENCIEUSE

— Bien peu… et quand il arrive que la besogne à accomplir est nette, on a l’âme déjà si imprégnée de la laideur de la tâche habituelle que l’on y va sans enthousiasme. Durant de longues années, je m’abrutis à cette besogne ingrate, délétère… Comme je te le disais, j’ai parcouru les divers services du journal. Moi qui n’ai jamais étudié la mécanique, on m’improvisa un jour chroniqueur de la page de l’automobile. Mais plus je montais, plus je sentais l’esclavage dans lequel je vivais, plus je m’enlisais dans la médiocrité et l’oubli, plus je devenais nul.

— Il fallait réagir.

— Je l’ai tenté. J’ai écrit une série d’articles pour une revue ; mais déjà, j’avais perdu toute confiance en moi, je n’avais plus cette originalité que donnent l’enthousiasme, le rêve et la jeunesse du cœur. Mes articles étaient arides, sans vie, sans nerf. Je n’en demeurai pas moins ignoré.

— Mais enfin, tu devais sentir cette intime satisfaction que procure l’accomplissement d’un devoir.

— Je t’ai dit que je ne voulais être ni de la classe des spectateurs, ni de celle des vaincus de la vie. Ne comprends-tu pas que lorsqu’un homme a eu de belles et grandes espérances, qu’il en a inspirées aux autres et qu’il voit se passer stérilement les meilleures années de sa vie, cette satisfaction obscure du devoir accompli ne peut lui suffire ? Il a aspiré à la gloire et à la renommée, c’est la gloire et la renommée qu’il lui faut. Durant ces années de travail déprimant, j’avais constaté que seuls les forts et les audacieux réussissaient à percer. À défaut de force, je me décidai à employer l’audace. C’est alors que j’inaugurai dans notre journal mes chroniques quotidiennes. Tu te souviens quelle prodigieuse vogue elles eurent dès le début. Deux mois plus tard, j’étais un personnage important dans notre littérature. Et cependant, qu’est-ce en somme que ces pauvres chroniques ? Je n’en suis pas si orgueilleux que tu crois, après tout… pas plus d’ailleurs que de mes critiques supposées littéraires… Le bon public aimait la boxe, les coups de poings, les coups de cravaches… je lui en ai servi… et à profusion.

— Tu es un boxeur intellectuel…

— Si l’on peut dire. C’était si facile d’écrire un bout de chronique où je ridiculisais l’un, où j’invectivais l’autre, prêchant un soir le contraire de ce que j’avais prôné deux semaines plus tôt, où j’accumulais des mots à défaut d’idées ; mais quels mots ! des mots rudes et sonores, fleurant l’exotisme, des mots rares, claironnants, sonnant la bataille ! Moderne Don Quichotte, je pourfendais des outres à grand bruit de ferraille, je frappais d’estoc et de taille les paisibles troupeaux de moutons qui ne demandaient qu’à paître, et le peuple Sancho applaudissait à mes exploits tarasconnais. À lire mes chroniques, il en perdait la respiration et, se croyant aux arènes, il attendait en trépignant le mot de la fin pour s’écrier : « Knock Out » ! Voulant consolider mon emprise, je me suis alors improvisé critique littéraire et, avec la même audace, le même attirail de combat, je me suis attaqué aux vessies soufflées qui, jusqu’alors, avaient tenu le haut pavé dans notre domaine littéraire. Comme autrefois, les murs de Jéricho s’étaient effondrés au son de la trompette, à chacune de mes attaques, un nouvel eunuque littéraire retombait dans le néant de l’oubli d’où il n’aurait jamais dû sortir. J’ai été le grand démolisseur…

— Et qu’as-tu rebâti ?

— J’ai été fort par mon audace ; de la faiblesse de mes victimes, je me suis fait un marche pied vers la renommée et la gloire.

Égoïsme !…

— Il n’y a pas d’égoïsme, il n’y a que la force et la faiblesse. Tant pis pour ceux qui ne peuvent résister à cette force conquérante, ils ne doivent pas prétendre à la gloire

— Et qu’auras-tu fait pour ton pays ?

— Je lui aurai donné l’exemple de mon audace…

— Pauvre insensé ! Dieu t’avais donné de nombreux talents, aucun n’aura servi à sa gloire, ou au bonheur de tes compatriotes. Veux-tu un conseil d’ami ?

— Voyons toujours.

— Je suis libre demain après-midi, viens me voir. J’aurai trois heures à te consacrer ; nous aurons pleinement le temps d’examiner avec soin l’état de ton système nerveux.

— Tu en as de drôle, toi ! tout journaliste que je sois, je n’en suis pas rendu à ce point que j’aie besoin de tes services professionnels.

— C’était de bon cœur, tu sais…

— Ce sera pour une autre fois.

— J’y compte bien…

— Et moi, je n’y compte pas. J’oubliais de te dire que je pars justement demain pour Saint-Hyacinthe. La « REVUE INDIGÈNE » m’a demandé une série d’articles sur nos petites villes québecquoises. Sous prétexte d’aller me renseigner sur place, après avoir bien paisiblement écrit mes articles ici, chez moi, j’ai demandé un congé de deux semaines au journal.

— Saint-Hyacinthe… ta ville natale… mais c’est le meilleur traitement possible à tes nerfs… Et surtout, sois sage, ne va pas t’amouracher de quelque jolie petite provinciale naïve et candide…

— Sois tranquille, l’amour est un mal auquel je suis réfractaire.

— Je sais, tu prétends être un cérébral. Bah ! c’est pour le mieux ; avec ton égoïsme, tu rendrais une femme trop malheureuse.

— Tu ne me conseillerais pas de me marier ?

— Je ne dis pas cela. Cela te serait au contraire un remède salutaire… pourvu que la femme que tu choisisses soit un monstre d’égoïsme qui te fasse la vie si malheureuse que tu ne songes pas à lui rendre la pareille.

— Dis donc, tu as une drôle de conception de l’amitié, toi ! Toutefois, sois sans crainte, l’être idéal que j’aurais rêvé pour femme ne peut exister. J’avais rêvé jadis d’une compagne jolie, instruite, bonne et dévouée, j’avais rêvé d’une âme sœur qui aurait su comprendre chacun de mes sentiments, qui aurait vibré à tous mes enthousiasmes, partagé tous mes rêves, un être