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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

tous les barrages ennemis, vous vous reposerez enfin à l’arrière pendant que vos suivants vous remplaceront sur la ligne de bataille ! s’exclama Ghislaine dont la figure était rayonnante de bonheur.

— Et ce bonheur, nous le devons à ce petit être chéri, dit Madame Normand.

— Non, maman, nous le devons surtout à ma petite femme, l’associée effacée et silencieuse de ma vie, la directrice de mes actions vers le devoir.

— Mais sans ce petit être ?

— N’est-ce pas qu’il est joli ? Il te ressemble, ma chère Laure.

— Non, c’est à Alberte qu’il ressemble, vois ce menton effilé…

— Vous n’y êtes pas, c’est à papa, opina Ghislaine.

— Peu importe, mes enfants, la ressemblance de la figure, ce à quoi il faut songer c’est d’en faire un homme bon, honnête, brave et généreux qui continuera nos vies lorsqu’à notre tour nous ne serons plus.

— Vous avez raison, bon papa et pour devenir ce citoyen modèle, il n’aura qu’à prendre exemple sur vous.

— Je l’espère bien. Et tout d’abord, je veux être son parrain.

— C’est notre vœu le plus cher, papa. N’est-ce pas Alberte ?

— Et nous l’appellerons Pierre comme vous, Monsieur Normand.

— Allons, il faut nous retirer, cette pauvre petite a besoin de repos et je vois la garde-malade qui s’impatiente.

— Mais auparavant, me direz-vous le résultat de l’élection d’hier ? demanda Alberte.

— Oh oui ! C’est vrai, j’avais oublié de te dire que j’ai été battu, ma chère petite.

— Mon pauvre chéri !

— Mais non, tu ne saurais croire quel poids cette défaite m’ôte des épaules. Élu, je ne pouvais raisonnablement démissionner immédiatement. Il m’aurait fallu siéger durant cinq ans au parlement… Quel ennui. Heureusement, les électeurs de ma circonscription ont eu l’obligeance de m’éviter cette corvée.

— Et nous demeurerons continuellement à Saint-Hyacinthe ?

— Oui, ma bonne Alberte. Es tu contente ?

— Je suis si heureuse, si heureuse… et je t’aime tant, mon cher mari…


CHAPITRE XXIII.

LE FEU DE L’ÂTRE


Les jours de vie heureuse sont comme l’eau claire des ruisseaux qui chante sur les roches ; ils fuient, courent, volent et quand le soleil descend à l’horizon on est tout émerveillé de la rapidité de sa course.

Trois ans s’étaient écoulés depuis l’installation définitive d’Étienne et de sa famille dans la bonne cité mascoutaine et, depuis ce moment, la vieille grande maison de bois de la rue Girouard avait vibré d’une vie intense.

Insensiblement, l’industriel avait passé à son fils la direction de l’usine et, s’il faisait quand même sa visite habituelle, c’était comme un père qui vient rendre visite à sa fille avantageusement mariée, pour constater avec satisfaction l’esprit d’ordre, la bonne tenue, la douce fraternité qui n’avait cessé d’y régner.

Au cours de ces visites, il se faisait quelque fois accompagner de petit Pierre, maintenant un solide gaillard de trois ans, que le spectacle de la vie du moulin, la musique grêle des cylindres broyant le blé d’or, les palpitations poudreuses des blutoirs, les pâtes ivoirine que les couteaux tranchaient jetaient dans l’émerveillement.

À son retour à la maison, deux autres petits bras se tendaient vers lui et le bon vieillard saisissait avec ivresse Laurette, la jolie pouponne qui, depuis un an, était venue apporter dans le ménage de l’ex-journaliste un regain de sève et un nouveau lien.

Entre sa femme, ses enfants, ses petits enfants et son usine dont la vie était maintenant assurée, le minotier se proclamait le plus heureux des hommes.

— Voilà que je deviens paresseux, ma bonne Laure et si je ne réagis pas, je vais devenir bedonnant et injambe… C’est extraordinaire comme l’on s’habitue vite à l’indolence !

— Eh ! bien, voyageons…

— Voyager, c’est facile à dire ; mais alors songes-tu à tout ce qu’il nous manquerait loin d’ici ? Pourrais-tu dormir tranquille si tu n’avais pas embrassé nos deux mioches avant de te mettre au lit ?…

— Tu as raison, Pierre, tout nous retient…

— J’ai rencontré le père Larue, ce matin… tu sais que, comme récompense de son long service, Étienne avait décidé de le mettre à sa retraite. À cette nouvelle, le bonhomme exultait… Il allait devenir rentier !

— Il l’avait certes bien mérité…

— Oui, je ne le conteste pas… Cependant, ce matin, il me demandait de lui rendre son emploi… Mais oui, il ne peut vivre à ne rien faire… Tandis que moi, ma foi, je ne trouve pas cela si désagréable…

— Mais tu engraisses…

— C’est que je suis trop parfaitement heureux, ma chère femme…

Mais le brave homme exagérait et s’il avait maintenant la majeure partie de ses jours à employer à sa guise, il savait les occuper utilement. Après avoir été meunier, il s’était improvisé jardinier-fleuriste et son parterre faisait l’envie de toute la population de la ville où le culte des fleurs est cependant l’objet d’une dévotion particulière.

Étienne, enfin conscient de la beauté de l’œuvre à la fois sociale et nationale que peut accomplir l’industriel consciencieux de ses devoirs, entourait le vieux moulin d’une sollicitude jalouse. Ses rêves ambitieux — mais de cette ambition saine et dégagée d’égoïsme, qui a pour fin non seulement le succès financier ; mais aussi le bonheur des autres et la grandeur de la nation — l’avaient incité à opérer dans l’usine de nombreuses novations. Peu à peu, il avait intéressé financièrement chacun de ses ouvriers au succès de l’entreprise, l’un d’entre eux les représentait maintenant au conseil d’administration de la compagnie et chaque année, les em-