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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

lui le respect que lui doivent toutes les autres classes de la société, parce qu’il en est le bras qui travaille, l’échine qui se cambre sous le faix, le cœur qui souffre en silence, l’âme qui s’immole chaque jour dans l’humilité et la souffrance. Il proclamait bien fort les devoirs de l’ouvrier qui ne doit pas être un simple automate ; mais un être intelligent qui s’intéresse à un travail intelligent et dont il doit avoir sans cesse en vue le plus grand perfectionnement. L’ouvrier doit à celui qui l’emploie de lui fournir un travail consciencieux et intelligent. Faillir à ce devoir initial serait une félonie chez lui, cette forfaiture le ferait déchoir de son titre d’ouvrier honnête. Or autant l’ouvrier honnête et digne est un facteur précieux chez un peuple, autant celui qui a perdu la notion de la dignité de son état devient une nuisance ; c’est dans cette fraction de dévoyés que l’on retrouve toujours les mécontents, les désœuvrés, les ratés et les perturbateurs de l’ordre établi.

Mais si l’humble qui peine et sue a des devoirs, il a aussi des droits et le premier de ces droits est le droit à la vie. L’homme qui dirige une entreprise, risque tout d’abord les économies qu’il a réalisées de son travail ou que les siens ont accumulées pour lui, il y consacre aussi son temps et son énergie et Dieu sait que le patron fournit bien souvent une tâche non seulement égale, mais presque double de celle de son employé ; s’il ne se noircit pas toujours les mains, son esprit travaille tout le jour et les soucis le suivent jusque dans son sommeil ; il est donc de toute justice que le rendement du patron soit plus considérable que celui de l’employé. Toutefois, il y a proportions et proportions, l’homme quel qu’il soit, ne peut se dépouiller entièrement de son égoïsme naturel. Laissé à lui-même, il devient tyran.

Il est vrai que notre divine religion vient mettre un frein à cet appétit de gain, à ce désir d’accumuler des richesses ; mais hélas ! sa voix est bien souvent étouffée par les affections cupides ; d’ailleurs, dans notre pays, cette loi divine ne peut malheureusement étendre son influence médiatrice sur chacun et, si l’ouvrier veut faire respecter ses droits, il lui faut les revendiquer hautement et sans crainte. Seul, il est impuissant ; mais qu’il s’unisse à ses frères de joug et sa force sera suprême, elle sera même si grande que s’il est laissé lui-même à ses instincts, il dépassera le but désiré et que de persécuté, il deviendra persécuteur.

Pour éviter de tomber de Charybde en Scylla, l’ouvrier catholique a le bonheur de posséder une direction sûre et infaillible, l’église qui commande aux grands et aux humbles, qui est le siège de toute vérité et de toute justice. Que les ouvriers s’unissent donc sous la houlette des pasteurs de cette église.

Ces quelques idées éloquemment développées attirait à Étienne de vifs succès oratoires, d’autant qu’il constituait lui-même une personnalité assez marquante. Ses assemblées réunissaient des auditoires nombreux et enthousiastes, on l’acclamait, on l’applaudissait on l’ovationnait et en dépit des nombreuses influences liguées contre lui, il était maintenant tout à fait rempli de confiance.

Durant ces trois semaines, il n’avait fait que de rares apparitions à Saint-Hyacinthe où Alberte attendait le résultat de la lutte avec anxiété. Elle n’osait souhaiter la défaite de son mari et cependant, la victoire signifiait pour elle l’abandon définitif de l’espérance qu’elle caressait depuis son mariage : voir Étienne revenir prendre la place qui lui appartenait comme continuateur de la tradition familiale.

Enfin, le grand jour du scrutin arriva et toute la journée, Étienne et ses partisans crurent à la victoire. À deux reprises, Étienne avait appelé Alberte au téléphone et lui avait dit sa confiance. Elle avait compris au tremblement de sa voix à quel énervement il était en proie et du coup, elle avait senti naître en son cœur le regret du désir inconscient qu’elle avait éprouvé de le voir défait.

Vers huit heures et demi, les résultats des divers polls commencèrent à arriver aux quartiers généraux des candidats.

Étienne, entouré de ses fidèles partisans, prenait note de ces rapports, faisait des calculs, supputait de ses chances. Les premiers rapports avaient été plutôt défavorables, son adversaire ministériel prenait de grosses majorités dans tous les polls, puis le sort changea, ce fut l’oppositioniste qui prit le plus de votes dans les arrondissements suivants. L’autre candidat ouvrier ne semblait pas un adversaire dangereux.

— « Laissez faire, Monsieur Normand, nous ne sommes pas dans notre château-fort, fit remarquer un de ses organisateurs.

En effet, les rapports suivants faisaient de nouveau varier les chances. Bientôt Étienne prenait les devants sur tous les autres candidats et la marge allait toujours en s’accroissant, de sorte que la victoire semblait assurée.

Les résultats étaient communiqués par téléphone au comité d’Étienne et chaque fois que la cloche retentissait, il se faisait de par toute la salle un silence lourd d’anxiété. Il ne restait plus qu’une dizaine de polls à recevoir, les rapports se faisaient maintenant plus lents, on avait tout le temps nécessaire pour se communiquer ses impressions.

Dring… Dring… Dring…

— Oui ! s’écria le Docteur Durand, en mettant l’acoustique à son oreille :

Mais la voix lointaine que le fil téléphonique apportait était celle d’une femme :

— Saint-Hyacinthe appelle Monsieur Normand.

— C’est pour toi, Étienne. On t’appelle de Saint-Hyacinthe.

— Alberte doit être anxieuse de savoir le résultat, passe-moi l’appareil — Alloh ! Oui, c’est moi ! Oui… Ah ! papa… Comment ? Alberte ! Le médecin a été appelé… Il y a urgence ?… Oui, je pars immédiatement Non, pas de résultat final encore… Non, je pars quand même… Dans deux heures je serai là ! Oui, dîtes le bien à Alberte Mes chers amis, dit-il en replaçant l’appareil, je suis obligé de vous quitter avant de con-