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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

semblables — c’est que tu n’es pas encore mûr pour l’apostolat. Nous lisons dans Saint Mathieu que le Divin Maître prédisait à ses disciples : « Vous serez en haine à tous à cause de moi ». Qu’importe après tout. Ceux qui veulent réellement faire œuvre méritoire, ne doivent pas en attendre leur récompense dès ce monde. Nous sommes des semeurs, les semeurs du bon grain ; mais la terre est dure, rocailleuse et la tige est bien lente à poindre. Elle poussera cependant c’est encore Jésus qui nous en a fait la promesse, elle poussera, grandira, couvrira le pré de sa reposante verdure, émaillera les champs de l’éclat de ses fleurs et si, comme Moïse mourant sur le sommet du mont Nébo, nous ne faisons qu’entrevoir dans un lointain reculé la terre de rétribution, nous aurons du moins la certitude que la semence jetée en terre produira des fruits de salut.

— Mais, mon père, c’est mon champ d’action qui se dérobe…

— C’est que tu avais des ambitions trop terrestres, il s’y mêlait trop d’amour de toi-même. Regarde autour de toi, il n’est pas un mouvement que tu aies à faire que tu ne puisses convertir en apostolat. Être apôtre n’est en somme pas une mission si difficile qu’on ne le croit trop souvent, cela ne consiste pas à faire de grands déploiements d’éloquence, à tenir des discours savants, à émerveiller ses frères dans la vie, non, la véritable prédication, tant au point de vue religieux que national et social, cela consiste dans l’effort journellement répété vers la perfection de soi-même et celle de ses semblables dans les choses ordinaires de la vie. Quoiqu’on en dise, je n’ai pas une confiance illimitée au nombre fabuleux de conversions qu’auraient opérées les grands orateurs sacrés qui ont attiré les foules autour de leurs chaires ; mais le jugement dernier nous révélera le nombre incalculable de saints qu’aura su gagner au ciel le plus humble curé de campagne.

— Mais je ne puis tout de même pas fonder une paroisse, mon père !

— Chaque être humain a autour de lui une certaine zone d’influence où ses efforts sauront plus que nulle part ailleurs trouver à se dépenser avec fruit. Le malheur est qu’il la néglige souvent pour aller comme le semeur insensé de l’évangile, jeter son grain entre les cailloux du chemin.

— Et pour moi, cette zone d’influence, c’est ?…

— Prie Dieu qu’il te la révèle, mon enfant. Il est la seule inspiration qui doive te guider. Tout ce que je puis te promettre, c’est d’avoir une intention pour toi en disant ma messe, demain matin. Bonsoir, mon enfant et, souviens-toi, prie…

Quel original ! se dit Étienne en laissant le bon Père ; mais il est si bon, et si naïf !…

CHAPITRE XXI

PÉTARADE


Complètement immobilisé à la suite du mauvais vouloir de ses anciens amis, dégoûté de la lutte, indécis sur l’orientation prochaine de ses activités, Étienne décida de passer la majeure partie de l’été auprès de ses parents, à la grande joie d’Alberte pour laquelle un séjour à Saint-Hyacinthe était encore la plus grande joie qu’on pût lui annoncer. Quoique souffrante, elle se sentait plus de force et d’énergie au milieu de sa chère ville aux sites aimés que dans sa somptueuse retraite d’Outremont.

Insensiblement, Étienne avait pris goût aux travaux de son père, la vie de l’usine n’avait plus pour lui le moindre secret et le jovial industriel commençait à croire que somme toute, Alberte n’avait pas fait une promesse aussi vaine qu’il ne l’avait cru un moment. Mais il avait si souvent vu ses espérances déçues qu’il ne songeait pas encore à chanter son « nunc dimittis servum tuum ». Toutefois, il ne se faisait pas faute de laisser à son fils toute l’initiative que ce dernier désirait.

Ces quelques mois de vie active et fructueuse eurent sur le caractère de l’ex-journaliste une influence salutaire, il recommença à espérer en la vie, à regarder l’avenir avec confiance.

Sans même se soucier de ce qu’il déciderait de faire quand serait venu le moment de retourner en ville, il se consacrait sans arrière pensée à la tâche quotidienne, savourait l’âpre joie de la besogne accomplie. Quand venait le soir, on allait faire une promenade en automobile et dans la lourde voiture où s’entassaient non sans peine les deux familles régnait une atmosphère de bonheur doux et simple.

— Il va falloir songer à retourner en ville, ma petite Alberte, nous ne pouvons pas nous éterniser ici, dit-il un soir.

— Et pourquoi pas ? Depuis notre retour à Saint-Hyacinthe, je me sens si complètement heureuse que je ressens le désir égoïste de n’en plus partir.

— Tu es folle, ma chérie, et que veux-tu que j’y fasse ?

— Mais simplement ce que tu as fait durant ces mois derniers, collaborer au travail de ton père…

— Tu veux rire…

— Mais non, je suis très sérieuse au contraire. Elle est si belle l’œuvre que tu accomplis actuellement…

Aligner des chiffres, signer des lettres, accepter des commandes… Pour un homme qui a rêvé apostolat…

— C’est que vois-tu, mon cher mari, nous visons trop souvent plus haut que ne le commande la sagesse humaine… Tu alignes des chiffres, tu signes des lettres, tu acceptes des commandes et cette besogne te paraît terre-à-terre ; mais c’est que tu ne regardes pas assez attentivement la fin ultime de ces actions que tu trouves banales. N’as-tu pas à ta disposition le champ d’action que tu réclamais il y a quelques mois. Ne l’as-tu pas très bien préparé, prêt à recevoir la semence ou plutôt, déjà ensemencé. Tu veux te dévouer pour le bonheur de tes semblables, tu as le désir du bien à accomplir, pourquoi t’éloigner inconsidérément du champ d’action que la Providence t’a assigné, que ton père t’a préparé avec une amoureuse sollicitude. Ou pourras-tu exercer une plus sa-