Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/63

Cette page a été validée par deux contributeurs.
61
L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

dans les divers cercles jusqu’à des heures très avancées. Quand il arrivait chez lui, tout son monde dormait. Le matin, il prenait son déjeuner seul avec Alice, car le médecin avait ordonné à Alberte de faire la grasse matinée. Puis il repartait pour ne rentrer que pour le repas du soir, le seul moment où Alberte et son mari se retrouvaient dans l’intimité.

Depuis un peu plus d’un an qu’il était à la « Nation » et durant la première année, il n’avait eu qu’à se louer des bons procédés dont on avait usé envers lui ; mais dernièrement, à la suite de certains changements à la direction du journal, il sentait l’intrigue s’ourdir contre lui. Le nouveau directeur, très jeune et très ambitieux, avait dû user de certain procédés pas très loyaux pour supplanter son ancien supérieur, vieux journaliste de l’ancienne école, un peu toqué, mais très sincèrement convaincu et travailleur acharné. Comme tous les intrigants, il craignait les représailles et afin de ne pas se faire décapiter à son tour, il avait tout concentré en ses mains, laissant à ses collaborateurs le moins d’initiative possible. Comme Étienne était celui de ces collaborateurs qui par son talent, lui paraissait le plus dangereux, c’est surtout lui qu’il redoutait et ne manquait-il pas une seule occasion de lui chercher noise.

Un jour, Lareau, le vieil éditeur montréalais, avait adressé à Étienne un exemplaire du dernier roman sorti de sa collection, la « Terre Natale » de M. X, roman certainement le mieux charpenté paru au Canada français depuis plusieurs années. Heureux de trouver enfin une œuvre de chez nous sortant du cadre habituel des aventures abracadabrantes, des discussions vaines et du verbiage oiseux, il en avait fait une étude sérieuse, relevant certains défauts ; mais rendant à son auteur un franc tribut d’éloge pour la perfection relative de son travail.

Il avait, suivant son habitude, envoyé directement sa copie à la composition ; mais comme il se disposait à laisser le bureau, quelques heures plus tard, on vint le prévenir que le Directeur de la rédaction voulait lui parler. Ennuyé, il passa chez son chef et quelle ne fut pas sa surprise de voir sa copie étalée sur le bureau de ce dernier.

— Vous en avez de drôles, Normand, écrire trois longues colonnes de réclame gratuite… si tous nos rédacteurs suivaient votre exemple, le journal n’aurait bientôt plus qu’à fermer ses portes…

— J’avais toujours cru que notre journal était une école désintéressée de patriotisme et d’action nationale.

— Qui vous dit le contraire ? D’ailleurs, je ne vois pas franchement le rapport entre le but de notre journal et la réclame insensée que vous voulez faire à une entreprise privée d’un caractère tout commercial et qui doit être traitée comme telle par nous.

— Je ne nie pas le caractère commercial de l’entreprise d’édition à laquelle vous référez ; mais enfin, il y a affaires et affaires et si tous nos commerçants se proposaient des buts aussi patriotiques et franchement nationaux que celui vers lequel tend mon ami Lareau, je crois que notre œuvre d’éducation serait singulièrement facilitée. D’ailleurs, ce n’est pas à la maison d’édition même que je réfère ; mais bien à l’ouvrage paru, ouvrage que je trouve franchement méritoire et qu’il est du devoir d’un journal comme le nôtre de recommander à nos lecteurs, comme aussi il est de notre devoir d’offrir à l’auteur le tribut de nos éloges et l’encouragement de notre influence.

— Je ne crois pas avoir de conseil à recevoir de quiconque ici. C’est à moi que le poids du journal incombe et non à vous, Normand. Ainsi donc, à l’avenir, veuillez vous confiner à la besogne qui vous est assignée. Nous avons un programme, nous avons des œuvres, les apôtres de ces œuvres, nous n’avons pas à éparpiller nos forces inutilement. Pourquoi irions nous monter aux nues un écrivain ou une entreprise que nous ne contrôlons pas, qui est neutre aujourd’hui, qui sera peut-être notre adversaire demain ?

— J’ai compris…

— Et qu’avez vous compris ?

— Que si les fondateurs de la presse catholique étaient sincères, que si la majeure partie de ceux qui luttent dans ses rangs sont encore convaincus de la sainteté de leur mission, par contre, nombre de ses adhérents se servent hypocritement du masque de la religion et du patriotisme pour arriver à percer et faire percer les leurs.

— Si vous n’êtes pas satisfait…

— Je ne suis pas de ceux qui reculent au premier obstacle. Ce qui ne veut pas dire que j’accepterai longtemps de voir mes articles jetés au panier sans récriminer…

— À votre aise.

Étienne était sorti de cet entretien si péniblement impressionné qu’il se sentait le besoin de mouvement, et d’exercice avant d’entrer chez lui afin de ne pas laisser voir son trouble à Alberte que la maladie rendait trop impressionnable. Il prit à pied la rue Bleury et malgré le froid intense, il marcha jusque chez lui.

Depuis longtemps, il avait l’impression du malaise qui régnait au journal et dont il avait été la première victime. Croyant à une simple antipathie personnelle, il s’était efforcé de ne provoquer en rien les susceptibilités de son supérieur ; mais maintenant que la crise venait d’éclater, il comprenait toutes les machinations sournoises dont il percevait maintenant tout le sens.

Souple, cauteleux, très intelligent, spirituel même, Pierre Lapointe, le directeur de la rédaction du journal, avait gravi rapidement les étapes. Entré à la « Nation » comme simple reporter, il avait su circonvenir la direction et était, en moins de cinq ans, arrivé à la première place. Depuis son avènement, une révolution lente s’était opérée. Lentement, insensiblement, il avait concentré toute la vie du journal en lui ; lentement, insensiblement aussi, il en avait rattaché l’action à un petit groupe, une élite comme il disait ; mais une élite aux idées étroites, aux vues sans envergure, incapable de percevoir le mérite chez les autres et surtout, manquant de cette franche loyauté qui va jus-