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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

Une acquisition précieuse, un nom qu’auréolait un commencement de renommée et puis, le camp adverse en était affaibli d’autant.

Durant les dernières années qu’il avait été au service de l’adversaire, Étienne avait acquis une certaines réputation de conférencier et immédiatement les demandes affluèrent des diverses associations catholiques militantes.

Encore tout à son ardeur de néophite, le journaliste accepta avec empressement, inconscient que ce surcroît de travail allait priver Alberte de ses bonnes causeries intimes de la soirée. D’ailleurs, la jeune femme fit de bonne grâce ce sacrifice et discrète, vers huit heures, elle se retirait dans son boudoir, afin de ne pas distraire le travail de son mari. Si quelquefois, durant la veillée, la solitude lui pesant trop, elle venait s’asseoir près de lui, c’était pour le contempler silencieusement de ses grands yeux profonds où se lisait tout un poème d’orgueil amoureux et de bonheur.

Quand, le travail terminé, Étienne allait donner ses conférences, elle l’accompagnait. Perdue dans la foule des auditeurs, elle buvait ses paroles, suivait ses plus petits gestes, vibrait de tout son être à ses moindres élans.

Étienne n’était pas un orateur ; mais cependant, il avait le débit facile, l’élocution soignée et si sa voix manquait d’envergure, elle répondait en tous points aux nécessités de la conférence. D’ailleurs, quand ses yeux rencontraient la figure radieuse d’Alberte, son verbe s’enflammait, ses rêves avaient des ailes, sa voix se faisait douce, caressante, passionnée et ardente, il faisait passer tout son cœur dans ses paroles.

Puis vint l’été, et chaque samedi après-midi, on montait en auto et l’on allait passer le week-end à Saint Hyacinthe, auprès de la maman toujours plus affectueusement bonne et du papa souriant et jovial. À la famille Normand, se joignaient alors Alice et Ovila, jaloux de jouir le plus possible de la présence de la petite sœur aimée. Au commencement de septembre, Étienne obtint un congé de trois semaines, à la grande joie d’Alberte que les visites trop courtes de chaque semaine au bon Maska ne pouvaient plus satisfaire. Elle voulait avoir le spectacle de la vie laborieuse qui avait été son lot jadis, elle voulait revoir l’usine en activité, revivre quelques jours sa vie d’autrefois, elle voulait surtout faire reprendre contact avec cette bonne vie de labeur et de mérites à son mari.

Au cours d’une de ses conférences, Étienne avait abordé certains aspects de la question ouvrière. Avec une bonne foi et un courage dont elle avait reconnu le mérite, il avait tenté de démontrer la justesse de certaines des revendications des humbles, il avait exposé leurs griefs, suggéré certains remèdes ; mais ses connaissances sur le sujet étaient toutes livresques, il manquait de cette connaissance pratique qui devrait être l’apanage de tout sociologue et qui fait la force des perturbateurs de l’ordre social.

Alberte avait bien compris que son mari faisait fausse route. Elle qui avait vécu de longues années au milieu des humbles, avait partagé leurs privations, arrêté bien souvent l’envie de germer dans les cœurs par une bonne parole affectueuse et un sourire, elle comprenait que ce n’est pas par de vains discours que l’on peut apporter un adoucissement aux misères de ceux qui gémissent sous le faix de la vie. Elle n’avait pas voulu en faire la remarque à son mari, aurait-il compris d’ailleurs ? Ne se serait-il pas récrié si elle avait tenté de lui faire comprendre que toutes ces belles paroles qu’il allait débiter seraient comme la fumée qu’emporte le vent, que les quelques centaines d’indifférents qui applaudiraient à ses envolées sublimes retourneraient chez eux avec l’impression d’avoir entendu une jolie pièce de littérature ; mais que pas un cœur ulcéré n’en serait consolé…

Durant ces trois semaines, les visites d’Alberte à l’usine furent presque quotidiennes. Elle y avait rencontré toutes ses ouvrières d’autrefois, charmées de la retrouver si bien elle-même, bonne, douce et affectueuse pour toutes. Sa bonne fortune, loin d’exciter leur jalousie semblait faire leur orgueil parce que le peuple sait comprendre la vérité des sentiments que l’on a pour lui, il sait discerner ce qui est faux de ce qui est vrai et s’il est rempli de mépris pour le parvenu affichant avec morgue sa fortune nouvellement conquise, il a une admiration sincère pour ceux qui, étant montés par la force de leurs mérites, n’oublient pas l’humilité de leur origine, se font un point d’honneur de n’en point rougir.

À chacune de ces visites, Étienne accompagnait Alberte et ne pouvait se défendre d’un sentiment d’admiration pour elle. Comme elle comprenait bien l’âme du peuple cette belle enfant qui n’avait puisé ses connaissances que dans le grand livre de la vie !


CHAPITRE XIX

LA FLAMME QUI RÉCHAUFFE.


On était maintenant en plein hiver et la débordante activité d’Étienne trouvait amplement à s’occuper. Plus que jamais, il était recherché comme conférencier et, non satisfait de cet apostolat, il s’était mis à la tête d’un mouvement syndicaliste ouvrier catholique, faisait partie du conseil général de la « Ligue pour la Défense des Minorités » et enfin avait accepté la charge de critique littéraire à la revue publiée par « L’Action Canadienne ».

C’est dire que cette pauvre Alberte avait été forcément négligée. La douce intimité des premiers mois de mariage avait fait place à une vie fébrile, ardue et pressée. Étienne passait maintenant la majeure partie de ses soirées au dehors, il n’apparaissait à la maison qu’aux heures des repas et encore, était-il toujours empressé de repartir, ses moments ne lui appartenant plus.

Loin de se plaindre, Alberte souriait à son mari lorsqu’il lui revenait et quand il avait une soirée à lui consacrer, elle se faisait si aimante, elle semblait si heureuse et le lui disait avec une si franche naïveté que le brave garçon en était au comble de l’ivresse.