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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

masure avaient des chatoiements diamantaires. L’astre radieux s’engouffrait toujours dans la sombre verdure, bientôt ce ne fut plus qu’un croissant sanglant et plus rien qu’une auréole. Encore un moment la boule de feu s’entrevit entre les tiges massives des arbres, envoyant un dernier salut lumineux à la nature et enfin, comme une barque en flamme au milieu de la mer, lentement, lentement s’enlisa…

Là-bas, la cloche de l’église carillonna l’angelus et les sons fêlés que la sérénité du soir apportait eurent des tintement de glas…

— Déjà sept heures… s’exclama Étienne que l’appel à la prière avait rendu à la réalité… Et penser que c’est notre dernier après-midi…

— Hélas ! nous sommes si heureux ici…

— Hélas !… Mais après tout, pourquoi soupirer, puisque le bonheur est non pas dans le coin que nous habitons ; mais dans notre mutuel amour…

— Oui, pourquoi soupirer Tu me promets, mon cher Étienne, de toujours m’aimer ?

— Toujours, ma petite femme adorée.

— C’est que cette vie que nous allons affronter, si nouvelles pour moi, si remplie de tentations pour toi, cette vie si pleine de mystère, m’effraie… Si tu allais cesser de m’aimer !…

— Petite ancolie sauvage que l’éclat du parterre effraie !… Comment pourrais-je cesser de t’aimer quand ton amour est doute ma vie ?…

 

Suivant la promesse qu’elle en avait faite à son beau-père, Alberte aurait bien désiré revenir habiter Saint-Hyacinthe ; mais en dépit de la terreur réelle que lui inspirait Montréal, elle n’avait pas cru devoir insister quand, deux semaines avant son mariage, Étienne lui avait manifesté sa volonté de ne pas interrompre sa carrière de journaliste.

En quittant Saint-Judes, les jeunes époux s’étaient d’abord dirigés vers Saint-Hyacinthe d’où, après deux derniers jours passés au milieu de leurs parents, ils étaient repartis pour la grande ville.

À trois reprises différentes, durant ses fiançailles, Alberte, accompagnée de Ghislaine, avait déjà fait le voyage de la métropole où Étienne avait tenu à avoir son opinion sur l’ameublement et la décoration de leur future demeure et, s’il en coûtait à l’orpheline de quitter la chère ville où la rattachaient tous ses souvenirs, toutes ses affections et même son bonheur présent, ce ne fut pas, en revanche, sans une bien vive satisfaction qu’elle se trouva tout à coup installée dans le nid douillet et somptueux que son mari lui avait si amoureusement préparé.

L’hiver qui suivit s’écoula rapide et charmant ; les semaines passent bien vite quand le bonheur en marque les étapes.

L’affectueuse sollicitude du journaliste pour sa douce compagne ne se démentit pas un seul instant et, de les voir si parfaitement heureux, cette bonne Madame Normand, dont les visites étaient fréquentes, ne pouvait se consoler d’avoir autrefois tenté de dissuader son fils de cette union. Par contre, le minotier et sa fille ne manquaient pas l’occasion de se proclamer avec orgueil les artisans de cette douce félicité.

Immédiatement après son travail du bureau, Étienne entrait au logis où Alberte l’attendait avec impatience. On soupait en tête à tête, une ou deux fois par semaine, on allait entendre un joli concert ou une amusante comédie ; rentrés chez eux, les époux continuaient leur amoureuse causerie auprès du foyer où flambait une bonne bûche et quand sonnait minuit, on était tout surpris de la rapidité avec laquelle s’était écoulée la soirée.

À de rares intervalles, le Docteur Durand allait prendre son ami à sa sortie du bureau et l’accompagnait chez lui. Le brave garçon, auquel la solitude pesait en dépit de l’art consommé qu’il déployait à ne pas le laisser paraître, acceptait alors presqu’invariablement de prendre le souper chez Étienne. C’était, pour la jeune femme, une occasion de déployer ses talents de maîtresse de maison. Pendant que les deux amis causaient en fumant une dernière cigarette, elle aidait Madame Major — l’ancienne ménagère d’Étienne qui n’avait pas voulu abandonner son maître auquel elle était attachée comme un chien fidèle — et quand les convives passaient à la salle à manger, le fumet délicat qui se dégageait du potage forçait le médecin à regarder son ami avec des yeux d’envie.

— Madame, s’exclama-t-il un soir, vous êtes une thaumaturge !

— Vraiment ? répondit Alberte en souriant.

— Je croyais avoir découvert toutes tes qualités, ma chérie, mais je vois que Louis a encore plus d’imagination que moi. Une thaumaturge… cela vaut cher par le temps qui court…

— Et en quoi consistent mes miracles, Docteur ?

— Voici un garçon sur lequel, après examen bien sérieux, je fais un diagnostique non moins sérieux. Je déclare sans hésitation que ses nerfs sont rendus, que la névrose le guette, je conclus au détraquement général du système…

— Dis donc, c’est à mon adresse toutes ces fleurs ?

— Scientifiquement, tu étais un homme fourbu, fichu, vidé… les nerfs, ce canal de toute la force motrice chez l’être animal…

— Animal toi-même…

— Les nerfs étaient rendus… Il vous rencontre et le miracle opère… Ce sacré Étienne. il aura donc eu toutes les veines dans sa vie !… Déjà, au collège, alors que nous nous éreintions misérablement pour arriver à ne pas doubler nos classes, lui, décrochait sans effort tous les lauriers…

Bah ! nous disions-nous, en guise de consolation, attendons… un homme ne se révèle réellement que plus tard, quand il est en face de la vie, du « strugle for life », comme disent les américains. Comme le chien d’or de la légende, nous rongions notre os ; mais sans prendre de repos si nous ne voulions pas voir s’éterniser notre cours. Enfin, nous voici tous deux affrontant ce que