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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

j’ai pour vous, vous me connaissez suffisamment pour comprendre que ce n’est pas une simple curiosité qui me porte à vous arracher vos secrets mais l’intérêt que vous m’inspirez et le désir sincère que j’ai sinon de vous guérir, du moins de les partager. J’ai l’impression d’avoir un peu coopéré à vous susciter ces chagrins… N’est-ce pas cela ?…

— Mademoiselle…

— Dites-moi le franchement, comme si j’étais votre sœur, n’est-ce pas que c’est à cause de mon frère que vous souffrez ?

— Je n’ai rien à reprocher à Monsieur Normand… Il est venu quelques fois chez nous, il était aimable et cordial, bon et spirituel, il est venu chez nous comme il serait allé ailleurs ; pour lui, ces visites n’ont été que des incidents banals dans sa vie… Je vous jure que moi-même, je n’ai jamais nourri la moindre arrière pensée, je ne me suis alors laissée aller à aucun rêve ambitieux… et que ce n’est que depuis son départ que j’ai réalisé que votre frère ne pouvait plus être simplement un indifférent dans ma vie, qu’il avait fait naître chez moi des sentiments que je n’avais encore jamais connus… Je comprends bien que c’est absurde, que je ne suis ni de sa classe, ni de son niveau intellectuel, qu’avec sa fortune, ce serait une sorte de crime pour moi d’oser jeter les yeux sur lui comme mari possible ; mais que voulez-vous, je l’aime… Je vous en fais l’aveu avec honte, Mademoiselle, je sais que tout m’éloigne de lui, que je ne suis qu’une simple ouvrière, qu’une pauvresse que votre père a recueillie… qu’il serait ignominieux de ma part de reconnaître si mal les bontés de ce père…

— Et lui ?…

— Lui ! Il est maintenant loin, il ne doit plus songer à moi… Il s’est plu à se faire durant quelques jours un charmant compagnon pour moi, sa voix, quand il me parlait était douce et charmeuse, il m’entourait de sollicitude, recherchait ma compagnie… Bah ! il a dû maintenant reprendre sa vie habituelle. J’aurai été pour lui un coin souriant de campagne sur lequel on jette un regard charmé ; mais que l’on quitte à jamais, dont on se souvient avec un sourire plaisant ; mais c’est tout…

— Et qui vous dit qu’il ne souffre pas lui-même ?

— C’est mal, Mademoiselle, de me dire pareille chose… Il souffrirait à cause de moi… Mais alors, lui aussi m’aimerait ?…

— Avant de partir, Étienne m’a promis de revenir bientôt et m’a chargé de vous le dire. Je n’ai pas d’abord voulu vous en parler, son départ ne semblant pas vous troubler ; mais quand j’ai constaté que vous paraissiez soucieuse, que vous aviez du chagrin, j’ai cru de mon devoir de ne plus hésiter…

— Mais il y a quinze jours qu’il est parti…

— Il m’a promis de revenir.

— Vous a-t-il écrit ?

— Non.

— Vous voyez bien que j’aurais tort d’espérer… et puis, d’ailleurs, si Monsieur Normand venait m’offrir de devenir sa femme, aurais-je le droit de lui dire oui ?

— Soyez persuadée que si mon frère vous faisait une telle demande, c’est qu’il aurait l’entière approbation de papa et de maman.

— Allons, me voici rendue, aurevoir, Mademoiselle, je vais essayer d’être forte et courageuse. Quoiqu’il advienne, je vous remercie de votre tendre bonté…

— C’est que, voyez vous, Alberte, moi aussi, j’ai mon secret que je m’efforce de cacher aux miens. Souvent je pleure en cachette, quand je suis seule… mais devant papa et maman, devant les ouvriers de l’usine, je m’applique à paraître la plus heureuse et la plus souriante jeune fille de la ville. Allons, à bientôt et, entendez-moi bien, il me faut de nouveau votre exubérante gaieté.

Rentrée chez elle, Alberte trouva la demeure déserte. Ovila n’était pas encore revenu du Patronage et Alice avait été retenue au bureau. Elle voulut, comme par le passé, vaquer aux travaux de la maison, préparer le souper ; mais, le cœur trop longtemps contenu, elle éclata en un long sanglot.

Elle s’enfuit dans sa chambre, se jeta sur son lit et s’abandonna à sa douleur.

Combien de temps resta-t-elle ainsi prostrée ? Elle-même aurait été en peine de le dire. Elle fut soudain réveillée de sa torpeur par Alice qui se penchait tendrement vers elle.

— Tu as de la peine, ma chérie… Tu souffres, ma pauvre petite et je devine la cause de ton chagrin… Tu t’étais laissée aller à des rêves trop beaux… Tu avais cru devoir attendre des autres la somme de bonté désintéressée dont tu as toujours fait preuve. Pauvre petite, ton rêve était trop beau… Nous qui sommes les humbles, les pauvres, les obscures, il ne faut pas trop laisser pousser les ailes à nos désirs…

— Maman Alice, je suis si malheureuse !…

— Ma douce petite, comme ta douleur me fait mal !… Je suis la grande coupable aussi, j’aurais comprendre, je n’aurais pas dû laisser Monsieur Étienne entrer dans notre intimité ; mais cela s’est fait insensiblement et puis, il était si aimable, si brave compagnon… tu semblais tant te plaire en sa compagnie… Pardonne-moi, ma chère petite, de n’avoir pas su t’épargner ce chagrin…

— Te pardonner, à toi, la plus sainte, la plus aimante des sœurs ?

— Oui, pardonne-moi, car j’aurais prévoir ! J’ai manqué de sagesse. Moi qui ai promis à maman et à papa de toujours les remplacer avec vigilance auprès de toi et d’Ovila… J’ai un moment oublié que ton cœur était encore jeune, j’ai oublié qu’à vingt ans, l’amitié d’une jeune fille pour un jeune homme dégénère infailliblement en amour… Je suis la grande coupable !

— Il est parti…

— Oui, depuis dix jours et il ne faut pas trop désirer son retour. Il est parti et cela vaut mieux, je le comprends maintenant. Le temps passera qui guérit bien des maux, qui insensiblement atténue les sentiments les plus vifs. À vingt ans, l’oubli vient vite…

— Mais je l’aime !  !  !

— Oui, mon petit, je ne le sais que trop et