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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

Créateur…

— Et la différence, d’instruction, d’éducation ?…

— Où la vois-tu si grande ? Parce que tu as appris le grec et le latin, que tu as étudié les diverses sciences abstraites et concrètes, parce que tu as surchargé ton pauvre cerveau des dires plus ou moins absurdes des philosophes, te crois-tu issu de la cuisse de Jupiter ? Et parce qu’une jeune fille n’est pas bachelière, parce qu’elle n’a pas été élevée au milieu du tourbillon mondain, qu’elle ne sait pas danser, qu’elle a gagné son pain depuis l’enfance, crois-tu qu’elle ne puisse penser et raisonner justement ? Et puis, la femme possède cette merveilleuse qualité d’être, sinon ignorante, du moins peu instruite sans ridicule, sa justesse naturelle de jugement, ses instincts de femme, lui permettent de toujours éviter l’écueil et son charme délicat nous fait oublier ce que ses discours pourraient avoir de trop léger, diffus et puéril ; si bien que celles qui veulent afficher leurs sciences en deviennent assommantes et on les rejette en les affublant du titre de bas-bleu.

Et remarque que je te parle de la femme en général, alors que Mademoiselle Dumont n’est pas la femme en général. Elle a une intelligence très brillante, un concept de la vie basé sur la loi divine du Christ, son éducation de famille a été excellente et quelques années de couvent ont d’ailleurs achevé cette éducation. Depuis, elle n’a pas manqué une seule occasion de s’instruire, non de cette science pédante et ridicule ; mais de cette science utile qui fait les bonnes mères de famille et assure l’avenir d’une race.

— Alors, vous me conseillez ?

— Marie-toi au plus tôt, mon cher enfant, le plus tôt sera le mieux. Un vieux garçon, c’est du bois sec dans la société… Là-dessus, je te mets à la porte… il est passé dix heures et je n’ai pas encore récité mes Matines, Un dernier conseil : Retourne chez toi, boucle bien vite tes malles, il me tarde d’aller bénir ton mariage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais Étienne laissa encore s’écouler plusieurs jours avant de mettre ce conseil à exécution, il avait voulu tenir la promesse donnée à sa mère. Une longue semaine encore, il traina son ennui de par la ville, sans but, sans joie, sans intérêt, comme celui qui, tous préparatifs faits, attend le moment de prendre un train qui retarde.

Enfin, un matin, le facteur lui apporta, ces quelques mots de sa sœur :


Mon cher Étienne :

C’est bien triste ici depuis ton départ : Maman est nerveuse, papa semble attendre ton retour à chaque train, moi je m’ennuie et puis, il faut bien te l’avouer, j’ai peur d’être désappointée… Cela me causerait tant de chagrin… Ce matin, j’ai rencontré Alberte, elle était triste, me parlant avec des larmes dans la voix et si tu avais vu ses pauvres yeux !

N’oublie pas que tu m’as promis de revenir.

Ta petite sœur,
Ghislaine.

Cet appel de sa sœur était plus que le pauvre amoureux ne pouvait supporter. Alberte avait du chagrin !  !… Il n’y tint plus, et prit le train suivant pour Saint-Hyacinthe.

CHAPITRE XIV

LES BRAISES CACHÉES.


Si, depuis qu’il avait fait la connaissance d’Alberte, la vie du journaliste avait été complètement révolutionnée, les mêmes perturbations s’étaient opérées dans celle de l’humble ouvrière.

Insensiblement, elle s’était habituée à la compagnie de ce beau jeune homme si élégant, spirituel et affable. Dans sa confiance naïve, elle ne s’était pas demandé où cette fréquentation la conduirait. Le présent était doux et riant et ce présent lui suffisait.

Au départ d’Étienne, que Ghislaine lui avait appris avec maints ménagements et en l’assurant bien que sa promenade n’était qu’interrompue, qu’il devait revenir sous peu, elle avait éprouvé non un chagrin vif ; mais un simple regret de voir s’interrompre ces bonnes et affectueuses causeries qui charmaient ses soirées.

Les premiers jours que dura cette séparation, elle n’en souffrit pas trop, son travail la reprit entièrement et elle avait à cœur de ne pas trop s’arrêter à ce souriant incident de sa vie obscure, qui, dans son esprit, devait fatalement demeurer passager.

Mais au bout de quelques jours, elle sentit sa vie tristement vide et sans but, les soirées lui paraissaient longues et ennuyeuses, l’existence même lui devint à charge. En vain voulut-elle réagir, s’intéresser plus encore à ses devoirs de chaque jour, redevenir la jeune fille souriante et insouciante de jadis ; elle ne le pouvait plus, elle se sentait changée, il manquait maintenant quelque chose à sa vie….

En sortant de l’usine, ce soir là, elle rencontra Ghislaine.

— Bonjour, ma chère Alberte, je vais justement dans votre quartier, vous voulez bien que je vous fasse un bout de conduite ?

— Vous êtes bien gentille, Mademoiselle, et si ma compagnie peut vous plaire, c’est avec plaisir que…

— Mais dites donc, vous paraissez soucieuse et lasse, depuis ces derniers jours, seriez-vous malade ?

— Non, un peu de fatigue seulement.

— Vous travaillez trop aussi, ma chérie, je vais le faire remarquer à papa, il vous faut quelques semaines de vacances.

— Mais non, je vous assure…

— Depuis une semaine, vous n’êtes plus la même : vous, autrefois si gaie, si souriante…

— Ce qui ne prouve pas que je sois malade.

— Si ce n’est pas le corps qui est malade, alors, c’est le cœur.

— Oh ! Mademoiselle… murmura l’orpheline en rougissant.

— Vous savez, Alberte, toute l’affection que