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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

Une femme qui par son éducation soit bien apte à comprendre tes travaux et tes ambitions, les estime à leur juste valeur et qui, si elle ne peut s’en faire la collaboratrice, consente cependant à se sacrifier à ce point que tu aies toute la tranquillité d’esprit, la sérénité de cœur et les calmes loisirs de les continuer jusqu’au bout ?

— …

— Alberte est une être d’élite, je suis la première à le reconnaître et à lui en rendre le juste témoignage ; mais elle est une humble fille du peuple élevée au milieu d’une classe qui n’est pas la tienne, son éducation, parfaite pour sa classe sociale, serait incomplète dans la nôtre, son instruction forcément écourtée est si différente de la tienne qu’elle ne saurait comprendre le pourquoi de tes travaux, elle n’en pourrait saisir la haute portée, ses ambitions, jusqu’aujourd’hui se sont confinées dans l’humble sphère où elle était destinée à évoluer, sa mentalité même est de par la nature toute autre que la tienne, elle n’a pas été préparée par une solide éducation à affronter la vie que tu lui offriras et où tu voudras la voir briller… Son esprit, quoique très développé et muri par la vie de sacrifices et de privations que fut la sienne, n’est pas meublé de ces mille et une connaissances que tu retrouveras chez la femme de notre classe et que plus tard, quand la vie commune aura un peu émoussé ce sentiment vif et impétueux qui t’anime aujourd’hui, tu voudras retrouver chez ta propre femme. Elle manque de ce vernis qui fait le charme de la femme dans notre société bourgeoise… Le mariage, mon cher Étienne, est un acte bien sérieux… le « oui » prononcé aux pieds des autels engage toute la vie… Par contre, l’amour ardent, impétueux, irraisonné qui précède cet acte si important de la vie perd bientôt de son intensité. La vie serait absurde si les époux devaient être éternellement des amoureux ! Insensiblement, l’amour s’émousse, perd de sa fougue, se modifie et disparaît même pour laisser place à un autre sentiment basé sur la mutuelle confiance des époux, leur estime réciproque et une grande et profonde amitié. Après le mariage, les époux deviennent peu à peu des amis, des associés, des collaborateurs et si, à des intervalles plus ou moins rapprochés, l’amour vient les visiter, crois m’en, c’est encore la douce amitié des conjoints, l’association affectueuse de leurs âmes, de leurs esprits et de leurs cœurs qui donnent la plus grande somme de bonheur !

— Ce qui veut dire ?

— Plus tard, quand le feu brillant de l’amour sera éteint, Alberte, avec ses faibles connaissances, pourra-t-elle comprendre ta vie de labeur fastidieux bien souvent, et toujours au-dessus de sa portée ? Son âme aimante et naïve pourra-t-elle te laisser la liberté voulue pour tes travaux ? Ne regretteras-tu pas un jour de n’avoir pas choisi une épouse qui aurait pu devenir une collaboratrice et non seulement une amoureuse ? Et toi-même, pourras-tu lui donner ce bonheur que son âme naïve entrevoit dans le mariage ?

— Mais elle est très intelligente, maman…

— Elle est très intelligente… c’est à dire, qu’elle est très bien douée, merveilleusement douée… ce qui n’est pas la même chose… Son esprit est un champ magnifique, bien labouré, bien fumé, bien hersé ; mais dans lequel on n’a rien semé. Le vent a bien apporté quelques grains, il s’est émaillé de quelques fleurs jolies, attrayantes, gracieuses même ; mais la vraie semence manque à ce champ merveilleux et il est malheureusement trop tard pour l’y jeter.

— Nous nous aimerions tant ! Et puis Alberte est si bonne, si douce, si profondément chrétienne…

— Cela ne suffit pas. Tiens, lis ces sages paroles écrites par un prêtre rempli de science de la vie, un apôtre inlassable d’œuvres sociales, elles méritent d’être méditées avec soin :

« L’homme cultivé dans notre société canadienne-française, qui épouse une femme de condition trop inférieure à la sienne, au lieu de grandir avec les années, de se développer, de devenir quelqu’un, descend peu à peu au niveau de sa compagne et gâche sa vie. Il est un homme tombé. Cette thèse a paru à quelques-uns risquée, téméraire ; elle est vraie d’ordre moral. Les hommes d’expérience, qui ont la pratique des âmes et des hommes, diront unanimement qu’elle est juste. Elle se prouve chaque jour. Regardons autour de nous ; pourquoi tant d’hommes qui étaient pleins de promesses, qu’on a connus avides d’étreindre l’avenir, sont-ils restés dans l’ombre et sont disparus à peu près de la scène ? Pourquoi n’ont-ils pas laissé une famille qui pourrait les continuer et les dépasser ? La réponse, la voici : parce qu’ils épousent, neuf fois sur dix, des femmes inférieures.

« Cela n’est pas une affirmation gratuite, ni l’explication fantaisiste d’un esprit plus ou moins malade. Interrogez nos hommes publics, les professionnels, que vous rencontrez chaque jour, et vous verrez, pour peu qu’ils seront disposés à s’ouvrir, si leur conversation ne révèle pas souvent cette grande faiblesse de leur vie : une femme médiocre, parfois bonne mère et chrétienne parfaite, mais qui, par son éducation intellectuelle et morale, ne pouvait et ne devait pas épouser cet homme, parce qu’elle n’est pas au niveau, n’a pas ce qu’il faut pour comprendre son mari, le seconder dans sa carrière et l’aider à donner sa pleine mesure. »[1]

— Nous nous aimerons tellement que nos volontés sauront se rencontrer en tout, nous serons cette exception qui confirme la règle.

— Bah ! on dit cela, dans le feu du premier amour, et puis, viennent la lassitude, les froissements inévitables, les scènes…

— Enfin, maman, vous me déconseillez ?

— Tu me comprends mal, mon cher Étien-

  1. (Note de l’auteur : J’emprunte cette citation à mon excellent ami, Monsieur l’abbé Duranleau, chanoine titulaire de la cathédrale de Saint-Hyacinthe. Cuique suum. Je lui rends son bien… et de grand cœur !)