Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/39

Cette page a été validée par deux contributeurs.
37
L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

tu es vaincu à la première rencontre…

— Tu es comme ces grands arbres secs que l’on retrouve au milieu de la forêt. Ils y demeurent de longues années, étendant vers l’espace leurs rameaux desséchés, sans verdure, sans vie… Ils ne craignent pas le bûcheron, car leur bois racorni et couci ne vaut pas les coups de la cognée… ; mais que vienne la foudre et le vieil arbre sec s’enflamme, pétille, éclaire la forêt toute entière des globules de feu et des jets de lumière oui jaillissent de son sein déchiqueté… Cela dure deux heures, trois heures, une journée même ; mais si tu repasses quelques jours plus tard au même endroit, tu n’y verras qu’un squelette calciné…

Affectueusement à toi.
Ton médecin,
Louis.


N. B.

Je viens de parcourir cette lettre et je m’aperçois qu’elle a été écrite en entier par le médecin et encore, le médecin rancunier de certaines épithètes que tu lui as appliquées dans ta dernière lettre, épithètes pas très flatteuse, tu me l’avoueras. Il est de mon devoir d’ami de te dire de ne pas le prendre trop au sérieux et, si possible d’en pallier l’effet.

Ainsi donc, mon cher Étienne, la foudre est tombée sur toi ton pauvre cœur depuis si longtemps réduit à la simple fonction d’organe a commencé à battre et, comme il n’était pas habitué à cette gymnastique, il y est allé de toute la force de son inexpérience. Tes yeux, habitués à déchiffrer dédaigneusement le travail d’eunuque de nos impuissants littéraires, viennent de se dessiller, de s’ouvrir à la beauté de la vie réelle, tu veux vivre dans la réalisation de tes rêves amoureux !…

À trente ans, tu viens de retrouver ton âme de vingt ans ; après un cauchemar, tu veux reprendre ta vie de l’instant de ton assoupissement… Si j’étais certain que tu es véritablement guéri de la maladie dont tu sors je t’abandonnerais sans crainte à celle dont tu vas succomber ; mais encore, combien de temps durera cette révolution ? Toutes révolutions sont éphémères, ce ne sont que des perturbations passagères pour tourner à la tyrannie primitive…

Avant de te donner un nouveau maître, réfléchis sérieusement à l’acte que tu es en train de poser.

Je veux bien croire que la jolie mascoutaine qui a eu l’extrême pouvoir de te ressusciter à la vie du cœur, à faire sortir ta sensibilité de la larve où elle était en léthargie, t’a fait secouer le manteau d’égoïsme, de scepticisme et de sarcasme qui enveloppait ton âme doit être une créature surnaturelle, une sorte de déité… et cependant, où es-tu allé la dénicher ?… Je ne veux pas te causer de chagrin, tu sais mon affection pour toi.

Et c’est cette bonne et solide amitié qui me permet de te crier gare ! J’admets que l’objet de tes rêves soit un être d’élite, je la revêts de toutes les qualités, je la crois belle comme Vénus, douce comme une madone, sage comme Minerve, je la pare de tous les attributs charmants que ton cœur amoureux lui désire et cependant… elle n’est pas de ton monde… Elle peut être bonne, douce, intelligente ; a-t-elle au degré que tu désireras lui trouver plus tard, quand la monotonie de la vie à deux aura calmé tes enthousiasmes d’aujourd hui, cette formation intellectuelle sans laquelle tu ne pourrais trouver cette communion parfaite dont tu me parlais lors de notre dernière rencontre ? Tu es un cérébral, un homme d’étude, ce que l’on est convenu d’appeler un intellectuel. Celle que tu sembles avoir choisie au milieu de tant d’autres saura-t-elle comprendre ta vie ? Sauras-tu comprendre la sienne ? Avez vous cette communauté de pensées, de désirs et d’aspirations sans laquelle toute intimité devient une chaîne ?

Tiens, je m’aperçois qu’après avoir commencé cette lettre par une sotte plaisanterie et m’être quelque peu payé la tête, me voici en train de te faire un sermon. C’est ma manie de médecin qui prend le dessus, mon habitude professionnelle de toujours prévoir des complications souvent imaginaires… Oublie tout ce que je viens de te dire, à force de fréquenter les malades et les détraqués j’en deviens manomane moi aussi.

Puisque tu es redevenu un homme normal ne regarde pas trop en arrière, tu vois la vie en rose, ne lui fais pas grise mine. L’amour, il est vrai, est une maladie ; mais à cette maladie comme à toute autre, il y a un sérum : le mariage. Épouse ta jolie dulcinée, elle te donnera de jolis bébés sur lesquels je reporterai la grande affection que j’ai pour toi.

Sans rancune, vieil Étienne, excuse cette blague, je fais des vœux pour ton bonheur.

Ton ami.
Louis.


CHAPITRE XIII

LA DOUCHE FROIDE.


La lettre du Docteur Durand avait jeté Étienne en une profonde et pénible méditation. Sous la charge absurde que ce dernier avait faite de l’amour et de son état d’âme, le jeune homme ne pouvait se cacher qu’il ne se trouvât une certaine vérité.

Avait-il le droit d’enchaîner la vie de cette frêle et gracieuse jeune fille à sa propre existence ardue et abstraite ? Il est bien vrai que depuis ces dernières semaines, il se sentait tout à fait changé, qu’il était devenu une sorte de nouvel homme rempli de foi, d’espérance et d’ardeur ; mais comme lui disait le médecin, qu’arriverait-il quand les premiers mois d’enthousiasme seraient passés, quand il devrait reprendre sa vie de travail et d’études ?

Cette lettre qu’il attendait avec impatience, parce qu’il espérait y trouver l’approbation de ses rêves d’avenir avait jeté dans son âme le doute et l’inquiétude… Le doute, ce grand mal dont il avait souffert depuis si