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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

jeune Ovila un admirateur enthousiaste, sinon expérimenté, de ses travaux littéraires.

Puis vint le pique-nique annuel des employés de l’usine de son père qui lui procura une longue journée de bonne causerie avec Alberte.

C’était une des traditions de l’usine qu’un jour chaque année, les portes se fermaient, la machinerie restait silencieuse, et tout le personnel avec parents et amis, allait passer la journée sur la montagne de Belœil.

Fidèle à son rôle de père de ses ouvriers Monsieur Normand présidait avec sa franche et cordiale bonhomie ces agapes familiales, entourant chacun de prévenances, soucieux de voir tout le monde bien profiter de la fête. Depuis quelques années, Ghislaine secondait son père et son sourire venait encore ajouter à la joie générale.

Mais cette année, la fête était encore rehaussée par la présence d’Étienne. La présence du fils du patron au milieu d’eux avait été très sensible aux ouvriers, d’autant plus que le journaliste, redevenu lui-même, radieux du bonheur nouveau qui remplissait son âme, était exubérant de gaîté et de bonne humeur, affable et cordial pour chacun. On retrouvait chez lui le digne fils du patron aimé, celui qui, dans l’esprit de tous, restait le futur continuateur de l’œuvre paternelle.

Après le dîner, pris sous les grands érables qui croissent autour du lac, quelqu’un proposa de monter sur le « Pain de Sucre ». Ce que l’on appelle le « Pain de Sucre » est cet immense bloc de roc qui couronne le plus haut pic de la montagne et sur lequel Monseigneur Forbin-Janson avait fait ériger une énorme croix de bois depuis longtemps détruite par le feu ; mais dont on découvre encore quelques vestiges.

— Viens-tu, grand frère ? demanda Ghislaine.

— Et vous, Mademoiselle Alberte ?

— Oh oui ! ce doit être si joli là-haut !

— L’ascension ne vous effraie pas ?

— Nullement et le spectacle, là-haut, doit être une ample compensation au mal que nous allons nous donner.

— Et vous, Mademoiselle Alice ?

— C’est un exploit que je renouvelle chaque année.

— Alors, en route.

La montée, d’abord assez facile ne tarda pas à être plus raide, le sentier qui conduit du lac au sommet est étroit et à peine tracé, il bifurque à maint endroit et pour ne pas perdre son chemin, il faut avoir des instincts de coureur des bois. Mais Étienne connaissait très bien la montagne et, sous sa direction, les jeunes filles se sentaient en sûreté. À deux ou trois reprises, l’étroit sentier devint si raide qu’il fut contraint d’offrir l’aide de son bras à ses compagnes pour les aider à le gravir. Solidement arcbouté à un arbre, il faisait avancer à petite étapes les jeunes filles qui se cramponnaient à son poignet. Ghislaine et Alice riaient joyeusement ; mais quand venait le tour d’Alberte, il sentait sa petite main trembler dans la sienne.

Il avait pris une sente plus ardue que les autres ; mais d’un parcours beaucoup moins long, de sorte qu’ils arrivèrent sur le sommet alors que les autres groupes n’étaient encore qu’à mi-chemin.

L’ascension se fait complètement à couvert et lorsque l’on atteint le « Pain de Sucre » on se retrouve soudain en une éclatante lumière qui nous éblouit.

— Que c’est joli ! s’exclama Alberte. Au-dessus d’eux, si loin que leurs yeux pouvaient embrasser, le bleu du ciel ; à leurs pieds, une admirable garniture de verdure avec, au bas, le carrelage des champs que serpentaient les flots bleus du Richelieu. Plus loin encore, des champs et toujours des champs dont les plans rectilignes donnaient l’illusion d’un damier infini. Par-ci par-là, quelques arbres isolés ou des bosquets touffus d’où fusait le clocher de quelqu’humble église de campagne… Et les spectateurs restaient là, ébahis, silencieux, en extase. Alice et Ghislaine, lasses, s’étaient assises sur un bloc de roc, à l’écart ; mais Alberte, debout près du jeune homme, restait immobile, sous l’emprise de la beauté du panorama… Il fallut l’arrivée de leurs compagnons pour les arracher à leurs rêves.

La descente fut rapide et joyeuse. Cette fois, on prit la route la plus longue, celle qu’avait suivie l’autre groupe pour l’ascension. Alice et Ghislaine, mêlée au gros des ascensionnistes, avaient laissé seuls Étienne et Alberte. Le jeune homme avait gracieusement offert son bras à la jeune fille qui, lasse, n’avait pas cru devoir refuser. C’était la première fois qu’il la sentait si près de lui, si bien à lui de cœur et d’âme.

Le convoi spécial qui ramenait les excursionnistes laissait Belœil à sept heures et, après un frugal lunch, chacun s’empressa de gagner les voitures qui devaient les conduire à la gare. Mais pour ce retour en ville, Alice et Alberte durent accepter une place dans l’automobile du patron.

En arrivant à Saint-Hyacinthe on déposa Monsieur Normand, père, à sa demeure et les deux jeunes gens allèrent finir la soirée chez les orphelines.

Plus il pénétrait dans la vie intime d’Alberte, plus Étienne se sentait pris à tous ses charmes, séduit pas sa grâce naturelle, son esprit calme et pondéré, la douce naïveté de son âme, ce cachet de neuf et de jeune qui s’exhalait de toute sa personne. Lui dont la première jeunesse avait été plutôt austère, qui un moment s’était cru un cœur aride et froid, sentait, au contact de cette âme naïve ardente et neuve, battre son cœur de toute la force de son ardeur et de sa jeunesse si longtemps réprimées.

Que dire ? Étienne et Alberte se plaisaient et étaient jeunes… Or entre l’homme de trente ans et la jeune fille de vingt printemps, il ne peut exister que deux sentiments : l’amour ou l’indifférence. L’amitié est une utopie à cet âge… elle ne vient que plus tard, quand les êtres ont dépassé l’âge des passions… Et un homme comme Étienne, ayant atteint l’âge critique où le cœur menace d’éclater si l’on veut continuer à le contraindre, pouvait-il rester indifférent devant les