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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

pour rencontrer, là-bas, les grands yeux profonds d’Alberte.

Rentrés à la maison, le repas fut, comme toujours, gai et rempli de cette délicieuse cordialité qui fait le grand charme de la vie familiale des mascoutains.

— Cependant, la narquoise petite sœur, qui examinait Étienne à la dérobée, crut remarquer chez lui une certaine préoccupation, une fébrilité qui le rendait bien différent de l’être impassible et railleur des premiers jours.

« Serait-il amoureux ? se demanda-t-elle. Bah ! je verrai bien. »

— Petite sœur, viens-tu faire une promenade en auto avec moi, ce soir ? demanda le journaliste, en sortant de table.

— Seuls ?

— Mais non, avec papa et maman, à moins qu’ils ne préfèrent rester à la maison.

— Quant à moi, je préfère rester ici, je me sens fatigué. Et toi, chérie ?

— Je te tiendrai compagnie pendant que ces enfants prendront leurs ébats.

— Prends exemple, petite sœur ! C’est comme cela qu’il te faudra répondre à ton mari, quand tu te seras donné un maître.

— Oh ! mais non, pas du tout… Si jamais je me marie, j’espère bien conduire mon homme par le bout du nez.

— Vraiment ? Tu crois donc que ce soit si facile de mener un homme ?

— Pour sûr que c’est facile. Crois-tu par exemple que maman désirait autre chose que de passer la soirée avec papa ? Si tu étais femme, tu aurais remarqué un certain regard tout rempli d’affectueuse tendresse que cette rusée de maman a coulé vers papa quand tu as fait ta proposition de les emmener avec nous… Vois-tu, le grand art, chez la femme, ce n’est pas tant d’imposer brutalement sa volonté, de prendre les devants et de commander ; mais bien d’amener l’époux à ne demander que ce qu’elle désire. Il me semble que de cette façon, il est toujours facile de mener son mari. Quant à moi, si jamais je me marie, je me promets bien d’amener mon mari, à force de caresses, de chatteries et de doux sourires, à ne me demander que ce que je désirerai moi-même.

— Et je prévois bien que le pauvre diable tombera dans le panneau continuellement, petite ensorceleuse ! Mais moi, qui suis ton frère et non ton mari, je te commande de m’accompagner !

— Et qui te dit que ce n’était pas là mon plus cher désir ? Bonne veillée, les amoureux !

— À tout à l’heure, mes chers enfants, amusez vous bien.

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Guidée par le jeune homme, la lourde voiture démarra bientôt, prit le chemin et roula boulevard Girouard.

— Où allons-nous ? demanda Ghislaine.

— Faire une promenade.

— Où encore ? Du côté de Saint-Judes ?

— Non, pas ce soir.

— Prenons le boulevard Laframboise, nous reviendrons par la rue Bourdage et nous filerons ensuite vers Rougemont, c’est si joli…

— Non, en ville seulement, je veux voir la vie de la ville.

— C’est atroce de conduire à travers les rues étroites de la basse ville, éloignons-nous.

— Tiens, je vais prendre par le pont du Tricot. Nous reviendrons par celui de la rue Concorde après avoir fait La Providence et Saint-Joseph.

Ghislaine, étonnée, leva les yeux vers son frère. Cette promenade, si en opposition aux coutumes mascoutaines était la cause de son étonnement et elle se demandait quel motif ridicule avait son frère de choisir la route la moins carrossable de la ville comme but de ses pérégrinations. Étienne, un peu nerveux, comme un écolier qui craint d’être trouvé en faute, semblait concentrer toute son attention au fonctionnement de sa machine.

— J’y suis, se dit Ghislaine, il veut passer devant la demeure d’Alberte !… Mais alors, c’est donc sérieux ? Après tout, tant mieux et je veux bien l’aider à renouer connaissance avec mon amie ; mais auparavant, je veux lui faire mériter l’aide que je lui apporterai.

— Quelle folie te prend, mon cher Étienne, tu sais bien que les chemins sont abominables à Saint-Joseph ?

— Soit, c’est un caprice, tu peux bien me le passer…

— Tu m’avoueras que pour une promenade d’agrément !…

— Allons, ne te fâche pas, petite sœur, tu vois que les chemins ne sont pas si mauvais…

La voiture était maintenant engagée sur le pont, on allait bientôt passer devant la demeure des orphelines.

— Au fait, grand frère, nous allons passer devant la maison d’Alice et d’Alberte…

— C’est vrai… c’est bien vrai… bredouilla Étienne en rougissant.

— Si nous arrêtions un moment ?

— Ce serait indiscret, dit le jeune homme, qui en mourait d’envie et espérait bien que sa sœur allait insister. Mais l’espiègle s’en garda bien.

— Tu as raison, dit-elle avec un sourire ironique. Pas de vitesse sur le pont, frérot !

— Sois sans crainte, tu vois, je fais du cinq milles à l’heure.

— Faut tout de même que tu en aies un fichu goût pour choisir ce lieu de promenade… Heureusement que dans un instant, la vue de mes amies va me compenser. Nous avons franchi le pont, tu peux avancer plus rapidement.

Mais Étienne était sourd au conseil de sa sœur et comme la voiture passait devant la demeure des jeunes filles, elle avançait toujours à pas de tortue, ce qui lui permit le recueillir au passage le sourire d’Alberte et de sa sœur, assises sur la véranda.

Alors, il accéléra la marche, prit les rues Cascade Mondor, Laframboise et enfin, rendu Boulevard Laframboise, il donna de la gazoline et la voiture partit en vitesse. Le Boulevard Laframboise débouche sur la continuation de la rue Bourdage et forme avec cette rue et le Boulevard Girouard une