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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

continué, votre sœur et vous, à maintenir le foyer où se rattachaient tous vos souvenirs, vous avez affronté la vie avec cet admirable courage qui est le gage des victoires entières et fructueuses ; mais alors, vous étiez toute jeune et sur vos épaules pesait une bien lourde responsabilité !

— J’avais confiance, parce que je les aimais tant, « mes chers enfants » et surtout je me savais tant aimée d’eux. Toute petite, Alberte semblait avoir la prescience de l’avenir, elle semblait prévoir qu’elle ne devait pas attendre de la vie les joies qui sont en partage aux autres. Enfant, elle était appliquée, docile, douce et obéissante… À l’école elle travaillait double, elle semblait avoir l’intuition que bientôt elle serait obligée de quitter la classe. Puis, quand papa tomba malade, elle était auprès de lui remplie de prévenances, de soins et de délicates attentions… Songez, elle n’avait que neuf ans quand maman mourut…

— Pauvre petite…

— C’était bien jeune, n’est-ce pas pour faire l’apprentissage de la douleur, c’était bien jeune pour recevoir au cœur le premier grand chagrin ? Elle aimait éperdument cette chère maman et éprouva alors un tel chagrin que nous craignîmes un moment pour sa santé. Ce premier deuil n’était pas encore effacé chez elle lorsque la maladie terrassa notre père. Laissées seules, nous étions presque sans ressources, sans parent… Elle s’offrit alors avec une touchante simplicité, anxieuse de partager non seulement mes soucis, mais aussi de fournir sa quote part à notre entretien et à l’éducation de notre petit frère.

— Comme vous avez souffrir alors ?

— Une seule fois dans ma vie, j’ai maudit la destinée injuste, une seule fois j’ai regretté de n’être pas riche et c’est en ce moment où, l’âme torturée de douleurs, je me vis contrainte d’accepter l’offre que ma douce et bonne petite sœur me faisait de quitter le couvent afin de gagner un peu de cet argent qu’il nous fallait pour subsister et faire instruire Ovila. Heureusement, dans notre lourde épreuve, Dieu nous envoya votre père…

— Vraiment ? Mon père vous a aidées ? Que je suis heureux !…

— Et de la manière la plus discrète et la plus délicate que nous puissions imaginer… en nous donnant de l’ouvrage. Retenue à la maison depuis la mort de notre mère, je n’avais aucune expérience pour un travail de bureau et cependant, votre bon papa m’a prise à son emploi ; il a surveillé mes premiers pas dans la voie nouvelle qui s’ouvrait devant moi, avec une bonté toute paternelle, il m’a prodigué ses conseils et ses encouragements. Non content de cette première bonté, il a donné à Alberte un travail proportionné à son âge. À elle aussi, il a prodigué les conseils et les délicates attentions et sous sa direction, elle a rapidement gravi l’échelle. De simple ouvrière, elle est devenue, au bout de deux ans, contremaîtresse d’une section et enfin contremaîtresse générale. Ce sont là des services qui ne se peuvent oublier et ma petite sœur et moi, nous portons à votre père un attachement en quelque sorte filial.

— Comment ? C’est là le seul aide qu’il vous ait apporté ?

— Que pouvait-il faire de plus ? Des offres d’argent ? De l’aumône ? Monsieur Normand est trop délicat pour y avoir jamais songé… et nous lui en sommes si reconnaissantes ! Ce que nous voulions, ce n’était que les moyens de gagner notre vie et, en nous les procurant, votre père nous a rendu le plus grand service que l’on puisse attendre d’un cœur noble et généreux comme le sien.

— Qu’avez-vous à vous raconter ainsi en secret ? s’enquit l’industriel.

— Mademoiselle est en train de chanter vos louanges, père, elle me dit comment vous avez été bon pour elle et sa sœur.

— Vraiment ! Il n’y a pas cependant de quoi m’élever un monument, je te l’assure… Au fonds, en commerçant finaud et retors que je suis, en tout ceci, je n’ai fait qu’une bonne affaire. Comme tous les gens de mon métier, je suis un peu normand, et ce, sans jeu de mots, j’ai de l’œil, du flair, je sais juger les gens. Dumont était un brave homme que j’estimais beaucoup et depuis longtemps. Nous avions été compagnons d’école. Lorsque le malheur vint le frapper j’avais été à même de constater l’affectueuse tendresse et les soins de chaque moment dont Alice et Alberte l’avaient entouré. J’avais reconnu chez les filles les solides qualités que j’avais admirées chez leur père. Je me fis la promesse de me les attacher. Ce que je fis sans tarder. Grâce à cette supposée bonne action qui, tout bien pesé n’était qu’une bonne transaction, je me suis attaché une secrétaire de tout repos et une contremaîtresse dont tu as été à même de juger le dévouement et l’intransigeante ponctualité. Et ce qu’il y a de plus beau, c’est que dans cette affaire, je fais figure de héros !

— Votre père ? Monsieur, aime à défigurer aux yeux des gens les bonnes actions qu’il sème sur son passage. À l’entendre, on croirait avoir affaire à un être calculateur et intéressé, il faut comme ma sœur et moi, avoir été l’objet de ses bontés pour apprécier à sa juste valeur la délicatesse de son cœur.

— Bah ! petite, les bonnes actions, pour être méritoires, doivent être discrètes.

— Je le sais trop bien et vous excellez dans l’art de cacher sous des motifs détournés tous les bienfaits dont vous comblez vos semblables.

— L’essentiel est que le Grand Comptable n’oublie pas de faire ses entrées… Où est Ghislaine ?

— Dans l’usine papa. Voulez-vous que j’aille la chercher ?

— Ce serait aimable à toi. Il est près de cinq heures, mon travail est terminé, je n’attends plus qu’elle pour partir.

— J’y vais. Excusez-moi, Mademoiselle.

Comme Étienne allait sortir du bureau, le rire frais et printanier de sa sœur se fit entendre. Il ouvrit la porte juste au moment où la jeune fille allait entrer. Il ne put avoir du personnel de l’usine qu’une vision fugitive et rapide, assez complète toutefois