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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

mier article il s’était glissé certains jugements sur les mascoutains que tu as été à même de juger erronés depuis ton retour ici. Si tu étais bien gentil, grand frère, tu me laisserais lire, un tout petit bout…

— Petite fille d’Ève ! Rappelle-toi le vilain tour que sa curiosité a joué à ta première mère !

— Tu n’es qu’un méchant… Au moins, vas-tu venir à l’usine, cet après-midi ?

— Pour sûr. Et toi, qu’as-tu fait durant la matinée ?

— J’ai travaillé avec Alberte… Elle est gentille, n’est-ce pas, Alberte ? Je l’aime beaucoup. Il faudra être aimable pour elle. Pas trop, toutefois…

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Pourquoi ?… Pour rien… Mais avec vous, méchants garçons des villes, on n’est jamais tranquille. Alberte a un cœur délicat, une âme toute neuve… tu es séduisant — eh oui ! tu es très séduisant, tu sais, ne ris pas — et cela me ferait tant de chagrin de la voir souffrir par toi…

— C’est un véritable sermon que tu me fais là, petite sœur.

— Un avertissement tout au plus.

— Ai-je l’air d’un Don Juan en voie de conquête ?

— Ce n’est pas ce que je veux dire ; mais vous êtes si habitués aux flirts, aux madrigaux, vous dites si souvent plus que vous ne pensez… Avec les demoiselles des villes, aguerries à ces sortes de joutes où l’esprit a plus de part que le cœur, cela ne tire à aucune conséquence ; mais avec Alberte, jeune, naïve, adorablement confiante, si candide… ce serait vraiment mal…

— Qui te dit que si mes lèvres laissaient échapper des phrases que mon esprit n’aurait pas suffisamment pesées, des déclarations que mon intelligence n’aurait pas suffisamment mûries, ces paroles n’en seraient pas moins l’expression de mon cœur pris au dépourvu ? Qui te dit surtout que si je commettais ce que tu appelles une mauvaise action, si je troublais un cœur pur et candide je n’aurais pas assez de conscience et d’honneur pour faire mon devoir d’honnête homme jusqu’au bout. Je suis libre, rien ne m’empêcherait d’épouser.

— Non, je n’ai pas confiance… et puis, il me semble que tu n’es pas homme à rendre une femme heureuse, surtout Alberte…

— Dis donc tout de suite que je suis un monstre !

— Non, pas un monstre ; mais…

— Presque.

— Tu es un charmant garçon, grand frère, je t’aime beaucoup et cependant… je ne sais comment dire cela, tu es trop…

— Cérébral, comme disait Durand.

— Peut-être et…

— Égoïste… vas-y, avec Durand, vous feriez la paire

— Oui ! égoïste, c’est cela… sans le réaliser toutefois, comme tant d’autres, d’ailleurs… Tu te complais à ce que tu aimes, tu vis de la pensée abstraite et Alberte…

— Mademoiselle Alberte ?

— Elle est comme moi, elle vit par le cœur.

— Tu es folle, ma Ghislaine chérie !

— Je veux bien ; mais tu sais, je parlais sérieusement et si je l’ai fait, c’est pour ton bonheur. Je t’aime tant et aurais tant de chagrin si je constatais que tu aurais pu faire une action laide…

— Tu es comme cet imbécile de Durand, tu m’aimes bien, cela te permet de me dire impunément des choses désagréables.

— Es-tu fâché ?

— Non, je suis habitué à ce genre d’amitié et près de toi, je ne puis m’ennuyer de mon ami, j’en retrouve l’incarnation ; mais une incarnation bigrement charmante.

— Alors sûr, tu n’es pas fâché ?

— La preuve, c’est que je te vole un baiser. Viens, on doit nous attendre pour le dîner.

CHAPITRE IX

LE FEU SOUS LES CENDRES.


— Tu te souviens de ta promesse, Étienne, tu nous accompagnes à l’usine ?

— J’aurais mauvaise grâce de me dérober. Quand je sors avec toi, il me semble que je fais des jaloux, petite sœur.

— Mais cet après-midi, je ne pourrai te tenir compagnie, j’ai beaucoup à faire n’est-ce pas, petit père ?

— Je me charge d’intéresser ce garçon. Il est bon que vous soyez au courant de mes affaires et je te demande quelques heures d’attention, j’espère que tu me les refuseras pas ?

— Vous savez très bien, père, que j’admire trop l’œuvre grandiose que vous avez accomplie pour négliger de l’étudier dans ses plus petits détails.

— Et moi, on me laissera donc seule ? Madame Gareau et Louise, qui doivent venir passer l’après-midi ici, seront peinées de ne pas te rencontrer, Étienne.

— Je regrette beaucoup, mère, et si j’avais su…

Intérieurement, le jeune homme bénissait le ciel qui lui avait inspiré l’idée de passer l’après-midi à l’usine. Il ne voulait pas déplaire à sa mère et, cependant, cette insistance qu’elle mettait à lui faire rencontrer à toute occasion la fille de son amie avait le don de lui tomber sur les nerfs.

Mais à l’usine, un autre contretemps l’attendait. Son père, trop conscient de son nouveau rôle de cicerone, l’accapara si bien en son bureau, à lui aligner d’immenses colonnes de chiffres, qu’il ne put avoir l’occasion de rencontrer la jolie contremaîtresse.

Il est vrai qu’il s’en dédommagea amplement en faisant causer Alice, durant les quelques moments libres que lui accorda son père.

Parler de « ses enfants » était pour la brave fille le plus délicieux des sujets et, par d’adroites questions, il n’eut pas de difficulté de pénétrer le mystère de leur vie.

— Ce que j’ai fait pour eux, c’était si simple et si naturel. J’étais la plus âgée et quand la chère maman est morte, c’était sur moi que retombait le devoir de protéger et d’aimer les pauvres orphelins. Devoir bien facile, je vous l’assure, ils ont toujours été si bons et si affectueux pour moi.

— Et quand votre père est mort, vous avez