Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/23

Cette page a été validée par deux contributeurs.
21
L’ASSOCIEE SILENCIEUSE

lait à ses yeux un commencement de célébrité, elle donna la pleine mesure de ses charmes. Excellente musicienne, elle crut un moment voir passer un peu d’émotion dans le regard d’Étienne comme il se penchait vers elle pour tourner les pages de son album et qu’elle exécutait avec un brio où elle avait mis toute son âme, une musique classique. Ce commencement d’émotion, elle crut un moment plus tard le constater dans l’extase heureuse du jeune homme, alors qu’elle chanta l’Ave Maria de Faure ; mais hélas ! elle ne pouvait demeurer toute la soirée au piano, il fallut causer et cette bonne Madame Gareau, avec cette maladresse qu’ont souvent les mères trop confiantes en la science de leurs filles, eut le malheur de faire dévier la conversation sur les chroniques d’Étienne. Un homme de mérite aime rarement que l’on parle de ses œuvres et recevra plus facilement une critique judicieuse qu’une louange maladroite.

Pour Louise comme pour toute jeune fille fraîchement émoulue du couvent, la littérature française se confinait à Racine, Corneille, Bossuet, Massillon, Bourdaloue, Madame de Maintenon et Madame de Sevigny, le bon Lafontaine dont on apprend les Fables, Molière, Lamartine, Hugo et Vigny dont on permet quelques extraits, et quelques autres parmi les plus modernes.

Avec un tel bagage littéraire, elle était en très mauvaise posture pour discuter avec Étienne.

Quelques réflexions lancées par la jeune fille eurent le don de faire reparaître sur les lèvres d’Étienne ce sourire ironique qu’elle y avait remarqué à son arrivée chez Madame Normand et qui l’effrayait instinctivement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Que penses-tu de Louise ? lui demanda sa mère, lorsque les invitées furent parties.

— C’est une charmante jeune fille.

— N’est-ce pas ? Madame Normand se coucha radieuse, ce soir là, croyant bien que ses projets ne sauraient manquer d’aboutir à bonne fin et que son fils épouserait la fille unique de sa plus intime amie.

Mais Étienne, qui n’avait pas voulu déplaire à sa mère et s’était imposé comme devoir d’être aimable envers ses convives, n’en rêva pas moins à Alberte Dumont, la jolie petite contremaîtresse de son père.

Le lendemain, le journaliste s’éveilla de très bonne heure, alla faire une promenade sur l’Yamaska et entra à la salle à manger comme en sortaient Ghislaine et son père.

— Me veux-tu pour compagnon de route, petite sœur ?

— Où vas-tu ?

— À l’usine, si tu daignes bien m’attendre.

— À l’usine ? Mais tu vas t’y ennuyer terriblement, beau citadin !

— S’ennuyer à l’usine ! reprit Monsieur Normand, que cet énoncé avait fait bondir d’indignation. Et pourquoi cela ? pourrait-il trouver plus vaste champs d’études ? Si tous les réformateurs et les pseudo apôtres d’œuvres sociales les fréquentaient un peu plus, nos usines, s’ils prenaient la peine de vivre un peu de la vie laborieuse du peuple, peut-être ne diraient-ils et n’écriraient-ils pas tant de sottises !

Étienne se garda bien d’avouer à son père que ce n’était pas tant l’âme et la vie laborieuse du peuple en général qu’il désirait étudier ; mais que tout son intérêt se concentrait sur la petite contremaîtresse si fidèle à la consigne.

Il laissa son père sous l’impression que dans son âme se réveillait l’intérêt pour l’œuvre qu’il avait si magnifiquement édifiée, que le passé commençait à opérer chez lui. Il prit place avec eux dans l’auto qui les conduisit au moulin.

— Ghislaine, dit Monsieur Normand, en pénétrant dans son bureau, je te donne congé cet avant-midi, fais faire le tour du propriétaire à ce grand garçon.

— Je veux bien, papa, mais notre visite ne durera pas tout l’avant-midi, j’aurai le temps de vous donner un coup de main au retour.

— J’espère que, cette fois, je ne serai pas éconduit ?

— C’est ta faute aussi, grand frère, tes visites à l’usine sont tellement rares que nos ouvriers ne te reconnaissent qu’à peine. N’est-ce pas, papa.

— Et nos petites contremaîtresse sont fidèles à la consigne…

— Je vous en félicite, mon père. En pareille circonstance le Petit Caporal décorait ses soldats.

En sortant du bureau, la première personne qu’ils rencontrèrent fut Alberte. En apercevant le jeune homme, la contremaîtresse sentit ses joues s’empourprer, ce qui n’était pas de nature à diminuer le charme de sa figure, d’autant que ses grands yeux profonds se voilèrent insensiblement d’une vague crainte. Trop franche pour se dérober, elle s’avança vers le frère et la sœur.

— Bonjour, Mademoiselle Alberte, connaissez-vous mon frère ? dit Ghislaine avec une pointe de malice.

— J’ai eu le bonheur de rencontrer Mademoiselle une fois… dit Jean en esquissant un sourire.

— Je vous dois des excuses, Monsieur, et c’est bien franchement que je les fais. Je vous prie de croire que je regrette…

— Il ne faut rien regretter, Mademoiselle, j’étais le seul à blâmer. D’ailleurs, en me rappelant au règlement, vous avez démontré de quelle manière ponctuelle vous exécutez les ordres de mon père. Loin d’accepter vos excuses, je vous dois des félicitations et comme faveur, je vous demande de faire la visite de l’usine sous votre direction.

Puis la conversation s’engagea, alerte et vive, entre les jeunes gens. Alberte accompagna les visiteurs à travers l’usine, s’efforçant d’en bien faire comprendre le fonctionnement au jeune homme. Étienne écoutait avec une sorte de religion les explications que lui fournissait la jeune fille, posait maintes questions, pour les prolonger plus encore, frappé d’admiration devant la maîtrise que possédait la jeune fille sur tous les divers fonctionnements de la machinerie, sur les opérations multiples effectuées.

Alberte parlait naturellement, sans recherche, sans hésitation ; sur ses lèvres se