Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/21

Cette page a été validée par deux contributeurs.
19
L’ASSOCIEE SILENCIEUSE

Si je n’avais pas peur de te voir me rire au nez, vieux copain, je te décrirais au long cette promenade solitaire sur les eaux si paisible de ma vieille rivière, promenade bien banale en somme, mais toutefois, si fertile en émotions de toutes sortes.

En prenant contact avec ma ville natale, je n’avais pas senti, comme disait certain orateur de husting, les écluses du passé s’ouvrir en mon âme. La partie de la ville que j’avais traversée a subi depuis mon départ, des modifications considérables : les rues boueuses d’autrefois sont maintenant asphaltées, les maisons ont été enjolivées, celles qui étaient vieilles — ici on ne peut souffrir le vieux, on a la rage du neuf, du clair, du coquet — ont été démolies ou profondément changées, la demeure de mes parents même, achetée depuis trois ans à peine, n’évoquait aucun souvenir chez moi, je m’y sentais en quelque sorte un étranger ; mais ma vieille rivière, elle, était bien restée la même ; c’était bien toujours le même miroir argentin reflétant le bleu du ciel et la verdure des arbres et des prés, c’était la même chanson de ses eaux frappant la digue, c’était la… non, je m’arrête, il me semble t’entendre rire…

Vers cinq heures, je pénétrais par la porte d’arrière, dans l’usine de mon père. Immédiatement, mes regards rencontrèrent toute une série de figures connues, des mains se tendirent vers moi, cordiales, affectueuses, confiantes ; mais non sans un brin de respect. Pour tous, j’étais non pas tant le gamin qui avait joué avec eux autrefois que le fils du patron, de ce patron que l’on vénère à l’égal d’un père. Et je me sentis tout fier d’être le fils d’un tel homme, de faire en quelque sorte partie de cette grande famille de travailleurs qu’il avait groupée autour de lui…

Je voulus m’initier au fonctionnement de la machinerie, je posai maintes questions auxquelles je sentais mes interlocuteurs heureux de répondre. C’est ainsi que je me fis expliquer le fonctionnement des cylindres de la moulange, des blutoirs, des pétrins mécaniques, des fours cylindriques par lesquels passent les pâtes pour la cuisson. J’étais arrivé à la chambre de l’empaquetage et de l’expédition où travaillent presqu’exclusivement des femmes. Le sexe faible me fit un accueil pour le moins aussi aimable que le fort et en moins de cinq minutes, je me vis littéralement entouré, c’est à qui me fournirait les explications même avant que je ne les demande.

Soudain, j’entends : « Monsieur désire ? »

Je me retourne et je vois une jeune fille ; mais mon vieux quelle jeune fille ! Toi qui es imbu de poésie canadienne, qui as obscurci ton esprit, ton sens esthétique à la lecture d’hymnes à la beauté de la femme écrits par certains collégiens à l’esprit encore saturé des fadeurs de leurs nourrices, tu ne saurais avoir la compréhension du charme infini se dégageant de la délicieuse apparition que j’avais devant moi. Elle était… Non, tu vas encore me rire au nez. Pour te punir, je ne te la décrirai pas, d’ailleurs mes mots seraient impuissants à lui rendre pleine justice et avec ton intelligence déformée, tu en ferais un monstre. Sache seulement que devant ses yeux… Oh ! ces yeux ! ces yeux perçants et profonds ! Ces beaux yeux veloutés où l’on sent une âme bonne et affectueuse, une intelligence d’élite et une douce énergie… Devant ses yeux, dis-je, moi, le sceptique, l’ironiste, le sarcastique, je me suis senti tressaillir, je suis resté interloqué…

À regret, j’ai détaché mes regards de la gracieuse apparition et inclinant la tête, j’ai répondu bêtement, comme un enfant que l’on prend en défaut : « Rien, Mademoiselle ».

Autour de moi, on avait fait un silence de mort, on aurait dit qu’il venait de se commettre une profanation. J’aurais bien pu faire connaître mon identité, confondre la belle enfant qui venait ainsi troubler ma petite enquête ; mais devant ses yeux si doux, si limpides, si pleins de candeur et cependant si remplis de force et de fermeté, j’ai préféré me taire. D’ailleurs, je venais de lever la tête et de nombreuses pancartes défendant aux étrangers de pénétrer dans l’usine durant les heures de travail, me firent comprendre mon indiscrétion.

Il parait que mon père a imposé une consigne très sévère et que tout étranger est relégué à la porte durant les heures de travail.

Bref, mon vieux, je fus prestement, cavalièrement et avec tout les adverbes en ment éconduit de l’usine de mon père et ce sans oser protester.

Et maintenant, les femmes iront se plaindre de leur faiblesse !

De retour à la maison, j’ai questionné discrètement Ghislaine sur l’identité de mon gendarme en jupons. Il parait que c’est une orpheline du nom de Dumont, la sœur de la secrétaire de papa. S’il m’en faut croire ma petite sœur, c’est un ange qui se serait égaré sur terre.

Demain, nous allons à Saint-Judes, passer la soirée et la journée du dimanche sur notre ferme. Ainsi en a décidé Ghislaine.

Pour mardi prochain, je prévois des complications. Maman reçoit à souper la douce infante qu’elle me destine pour moitié. Je ne voudrais pas affliger cette chère maman et cependant, je ne me sens aucun désir de rencontrer son oie blanche… surtout après l’apparition de cet après-midi.

Allons, bonsoir, vieux copain, je m’en vais me mettre au lit et je te le dis bien confidentiellement, rêver à la si jolie contremaîtresse de mon père.

Dis à cet imbécile de Docteur que son patient est en bonne voie de guérison.

Ton ami.
ÉTIENNE.


CHAPITRE VI

LE SOLEIL QUI ARDE


Le projet d’une expédition en auto à Saint Judes avait d’autant plus souri à Mon-